BloguesLe blogue de Frédéric Bérard

LABEAUME, DUPLESSIS ET LA MAFIA

Nombreux ont été, au fil des ans, les coups de gueule spectaculaires du maire Labeaume. À constater les majorités étincelantes obtenues, force est d’admettre que la formule, bien que parfois inélégante, se veut éprouvée. Ceci explique cela? J’en sais rien. Faudrait demander aux électeurs de Québec. Reste toutefois que les modus operandi simplistes, voire populistes, comportent leur lot d’écueils pour l’efficience démocratique, le respect de l’État de droit. Ainsi, bien que lesdits coups de gueule puissent parfois être rigolos, il importe de demeurer vigilants quant aux résultantes, à court, moyen et long terme, de ces dernières.

 

Plus récente illustration de ce qui précède : la croisade de Régis à l’encontre de la mafia. Disons d’entrée de jeu qu’en cette ère de Commission Charbonneau, UPAC et tutti quanti, nul besoin d’être bien malin pour conclure que le thème anti-corruption, au sens propre (sans jeu de mots), est plutôt porteur chez quelconque électeur. Et Régis le sait fort bien.

 

Les faits, d’abord : en novembre 2013, le syndicat des employés du Loews le Concorde révèle que l’hôtel va fermer après 40 ans d’existence. L’homme d’affaires Eddy Savoie conclut une entente de principe avec les propriétaires afin de l’acquérir et en faire une résidence pour personnes âgées.  Janvier 2014, le maire Labeaume annonce son intention d’assurer que l’immeuble conserve sa vocation hôtelière. La guerre est ouverte, bref.  Au diable la bravade, Loews vend ensuite son immeuble à Eddy Savoie, lequel annonce avoir trouvé un groupe d’acheteurs souhaitant en faire un complexe de condos-hôtels.

 

Quiconque connaît Labeaume un tant soit peu sait ou aurait dû savoir qu’il ne s’en laisserait pas imposer si facilement à même son royaume. Conférence de presse à l’appui, rien de moins, le maire affirme que « deux sources fiables qui ne se connaissent pas l’ont avisé ces derniers jours que les acheteurs de l’hôtel Le Concorde avaient des liens avec Tony Magi ». Il précise que les sources en question ne sont ni l’UPAC ou autre institutions liées à l’immobilier. Il conclut enfin que Magi ne ferait pas partie des acheteurs en tant que tels, mais serait représenté par un prête-nom dans le groupe.

 

Campagne de relations publiques aux airs purement diffamatoires, ainsi donc. Mortel pour tout entrepreneur, surtout en cette période où le crime par association trône au sommet de la hiérarchie des pêchés réels ou appréhendés. Mais le maire n’était pas pour s’arrêter en si bon chemin.  Non satisfait donc d’avoir sali, voire coulé, des réputations et leur projet, Labeaume pousse le bouchon davantage : il fait modifier, en catastrophe, le zonage du Concorde afin d’y permettre uniquement la fonction hôtelière. Donc interdire par voie réglementaire, ô subtil, les activités de Savoie et cie.

 

Vous avez bien lu, oui. Un maire qui utilise les pouvoirs publics afin de barrer la route à quiconque ose lui tenir tête. Basé sur quoi? Sur un pur ouï-dire. Je-connais-quelqu’un-qui m’a-dit-que-ça-a-l’air-que-quelqu’un-dans-le-groupe-de-Savoie-ressemble-à-Magi. Parce que pressé de se justifier, le maire dû préciser « ne pas regretter avoir agi ainsi même s’il n’a pas la confirmation de la participation de Magi ». Aucune confirmation, donc. Surtout pas des autorités pertinentes, l’UPAC n’ayant pas les pouvoirs requis afin d’enquêter à même une transaction privée. Paraît-que-quelqu’un-dans-le-groupe-ressemble-à-Magi, d’ajouter le maire, pour sa défense. Oui, nous en sommes rendus là. C’était maintenant quelqu’un qui ressemblait au pas si célèbre présumé mafieux, parait-il.

 

Fin renard, l’avocat de Savoie lance alors un défi au maire : quiconque prouvera les liens entre le groupe et la mafia aura droit à une récompense. Au moment d’écrire ces lignes, l’argent promis n’aurait pas bougé d’enveloppe. Et quand Savoie prétend sournoisement que l’obstination du maire provient de son souhait de protéger les intérêts commerciaux de sa belle-soeur, également propriétaire d’un centre environnant de personnes âgées, Labeaume, sans nier cette dernière portion factuelle, tonne : « Comprenez-vous pourquoi on ne veut pas y parler ? […] C’est un dangereux! »

 

Bien sûr, monsieur le maire. Seul vous avez droit d’y aller d’allégations diffamatoires, de sous-entendus vicieux. Sauf qu’à tout prendre, il m’appert que la différence fondamentale entre votre comportement et celui de Savoie réside dans ceci : ce dernier n’est pas titulaire d’une charge publique. Détail? Au contraire. Discréditer un projet du simple fait d’allégations non soutenues et/ou prouvées constitue, déjà, une atteinte grave à la réputation. Mais barrer la route à un entrepreneur au motif de fréquentation de fantômes mafieux en utilisant les pouvoirs publics relève, pour sa part, d’un abus de pouvoir pur, d’un abus de droit simple.

 

Maurice Duplessis avait pour habitude de tonner « C’est moé le cheuf ! ». Difficile de ne pas y voir son ombre, de temps à autre, dans le comportement de Labeaume. La présente histoire, symptomatique du roitelet à qui on ne refuse jamais rien, fait d’ailleurs drôlement penser à l’affaire Roncarelli contre Duplessis.  Ce dernier, simultanément premier ministre et procureur général (rien de moins), retira le permis de restauration de Roncareli sur la base de sympathie religieuse. Faut dire que Roncarelli, Témoin de Jéhovah lui-même, avait la fâcheuse manie de payer la caution de divers co-religionnaires emprisonnés pour cause de prosélytisme religieux soit, en l’occurrence, la distribution de littérature pro-Jéhovah.

On répliquera que la pseudo-menace Jéhovah de l’époque n’avait rien à voir avec l’ampleur des activités mafieuses aujourd’hui présentes au Québec.  Rien n’est moins sûr, du moins dans l’optique où la chasse aux Jéhovah, jumelée à celle aux « commussisses », figurait au premier rang des initiatives duplessistes afin de sauvegarder l’identité catho-québécoise.

 

La Cour suprême condamna Duplessis à titre personnel, lequel dû verser à la victime des dommages-intérêt plutôt substantiels pour l’époque (plus de 100 000$). Les motifs sont pour le moins éloquents :

 

« Dans une réglementation publique de cette nature, il n’y a rien de tel qu’une « discrétion » absolue et sans entraves, c’est-à-dire celle où l’administrateur pourrait agir pour n’importe quel motif ou pour toute autre raison qui se présenterait à son esprit; une loi ne peut, si elle ne l’exprime expressément, s’interpréter comme ayant voulu conférer un pouvoir arbitraire illimité pouvant être exercé dans n’importe quel but, si fantaisiste et hors de propos soit-il […]. La « discrétion » implique nécessairement la bonne foi dans l’exercice d’un devoir public. »

 

À la place du maire, j’en prendrais de la graine, comme dirait l’autre.