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Dépêche de Tokyo : Pourquoi la lutte contre les changements climatiques n’avance pas aux États-Unis et au Canada?

Avocat de formation et boursier de la Fondation Trudeau à l’Université Yale, Sébastien Jodoin se spécialise dans la gouvernance et la politique publique, notamment en matière des droits humains et de l’environnement. Cette semaine, il assiste à la 3ième conférence du Earth System Governance Project, qui se déroule à l’Université des Nations Unies à Tokyo du 28 au 31 janvier 2013, et partagera avec nous ses impressions et commentaires sous forme de dépêches quotidiennes.

 

Cette semaine, je serais à l’Université des Nations Unies à Tokyo pour participer à la 3ième conférence du Earth System Governance Project. Cette conférence est la rencontre incontournable de l’année pour les chercheurs et praticiens qui s’intéressent à la résolution et la gestion politique des problèmes environnementaux et je vais en profiter pour écrire une série de dépêches sur la gouvernance et la politique publique de l’environnement.

La conférence ne commencera que demain, mais des discussions informelles parmi les participants ont déjà donné lieu à des échanges intéressants sur les perspectives d’avenir de la lutte contre les changements climatiques en Amérique du Nord. Ces débats ont été provoqués par la publication la semaine dernière d’un rapport colossal de Theda Skocpol, une des politologues américaines les plus respectés, sur la tentative échouée de l’adoption d’une loi sur les changements climatiques durant le premier mandat de Barack Obama. Depuis sa sortie, ce rapport a suscité un vif débat dans la communauté environnementale américaine alors que le Président Obama a récemment annoncé sa volonté de s’attaquer aux changements climatiques durant son deuxième mandat.

Dans son rapport, Skocpol cherche à expliquer pourquoi les environnementalistes américains ont été incapables de faire adopter une loi pour créer un système de plafonnement et échange des émissions de carbone en 2009 et 2010 alors que les démocrates détenaient une majorité des sièges dans les deux chambres du Congrès. Son analyse contraste notamment l’échec des efforts au niveau des changements climatiques avec le succès qu’a rencontré la campagne pour faire adopter une réforme du système de santé américain.

Skocpol tire deux grandes conclusions sur les causes de ce revers. Elle relève d’abord que l’apparition du Tea Party en 2008 et la subséquente montée d’un courant climato-négationniste dans le mouvement conservateur ont certainement fait obstacle à l’émergence d’un consensus bipartisan en faveur de la lutte contre les changements climatiques. Cependant, Skocpol fait surtout porter le blâme pour cet échec aux environnementalistes eux-mêmes, qui n’ont pas su réagir à ce changement contextuel important. En comparaison avec les groupes qui ont fait campagne pour l’adoption du Health Care Reform Act, les groupes environnementaux américains ont, selon Skocpol, commis deux erreurs importantes. Premièrement, ils ont mené une campagne plutôt insulaire et n’ont pas su créer une coalition pouvant rassembler et mobiliser des organisations dont la vocation première n’était pas la protection de l’environnement. Cela a évidemment réduit la capacité d’influence de ces groupes auprès des élus. Deuxièmement, ils ont concentré tous leurs efforts et énergies à essayer de convaincre les républicains plutôt que de faire pression sur les démocrates – la stratégie inverse de la campagne pour l’adoption du Health Care Reform Act. Or, lorsque les républicains modérés ont tous décidé de remettre en question la nécessité de la lutte contre les changements climatiques, le momentum en faveur d’un système de plafonnement et d’échange des émissions de carbone s’est écroulé sans qu’il ne soit possible de faire appel à un assez grand nombre de démocrates convaincus pour renverser cette tendance. Selon Skocpol, ces deux erreurs surviennent du fait que les environnementalistes n’avaient tout simplement pas envisagé que la question des changements climatiques puisse devenir polarisée et n’avaient pas par ailleurs pris la mesure de l’opposition conservatrice à ce dossier.

Je crois que Skocpol tire des leçons importantes pour l’avenir de la lutte contre les changements climatiques aux États-Unis ainsi qu’au Canada. Pour convaincre les gouvernements canadiens et américains à mettre en place des mesures ambitieuses pour lutter contre les changements climatiques, il faudra bâtir une coalition rassemblant des acteurs provenant de différents horizons et possédant des motivations diverses pour s’intéresser aux conséquences des changements climatiques ainsi qu’aux opportunités que l’action climatique peuvent créer pour l’économie et la société. Cette coalition doit notamment permettre l’émergence d’un large consensus en faveur de l’action climatique pour marginaliser les climato-négationnistes et rendre possible, sinon nécessaire, l’adhésion d’intérêts économiques, sociaux et politiques actuellement réfractaires à la lutte contre les changements climatiques. Par contre, tant et aussi longtemps que la question des changements climatiques demeura de l’apanage des « verts », leurs efforts pour réduire la contribution de nos deux pays au réchauffement planétaire seront sans doute voués à l’échec.

Sébastien Jodoin
Tokyo, Japon
28 Janvier 2013