L’illusion qui nous berce aujourd’hui tient à la sensation de chaleur conviviale et affective que nous procure le web, tel un liquide nourricier, doux et tiède, où nous évoluons sans effort. C’est à se demander si la couleur de la prochaine génération de nos écrans cathodiques ne va pas virer du bleu azuré au rose chair. Nous y retrouvons des « amis », nous y attirons des « abonnés ». Nous nous y confions, photographies de notre vie privée à l’appui. Les adolescents aiment cette intimité numérique. L’interactivité crée la chaleur des échanges humains et du frottement des messages. Les utilisateurs, qui étaient au début des receveurs passifs, sont devenus proactifs ; ils y investissent de la créativité, donc de l’énergie. La métaphore thermique célébrée par McLuhan pour caractériser les médias électriques persiste dans le numérique. La grande célébration de l’interactivité à laquelle nous assistons de nos jours, l’emphase mise sur le web 2.0 et sur l’idée de l’utilisateur-producteur de messages correspondent manifestement à des utilités, mais aussi à une survalorisation imaginaire de la chaleur virale des échanges. L’interactivité crée de l’émotion, des sentiments, de la fébrilité qui excitent les utilisateurs, rapprochent les amis, fidélisent les abonnés.
Il ne faut pas chercher ailleurs le succès de Facebook, qui est avant tout psychique, presque biologique. Nous sommes rendus à une pratique sociale où l’important n’est pas d’avoir quelque chose à dire, mais de communiquer – ou d’avoir l’illusion de communiquer. Là encore, McLuhan semble avoir été malheureusement trop perspicace.
La puissance imaginaire du numérique tient au mythe de l’abondance communicationnelle, de la fluidité des liens et de l’échange fusionnel qu’il exploite. Cette technologie, qui est capable de réactiver, voir de bouleverser intimement nos vies, est décidément sentimentale. Les liens interindividuels que nous développons si facilement grâce à l’internet nous offrent l’euphorie d’un échange ombilical de fluides; ils nous rassurent en nous reconnectant au corps maternel de la société. Nous pouvons désormais clavarder en temps réel à distance, nous croire en téléprésence, ou nous rencontrer à travers nos avatars dans un espace collaboratif de jeu ou de vie artificielle tel que Second Life, et nous activer sur des plateformes numériques de socialisation comme Facebook ou Google +. Sommes-nous dans la vie réelle en manque de cette Seconde Vie que nous offrent les jeux multi-usagers de rôles et de compensations ? Il semble bien que oui. Ces nouvelles possibilités interpellent évidemment les philosophes, mais aussi les psychologues et les psychanalystes, les sociologues et les phénoménologues. Et plus que tous, les artistes, qui créent ces espaces virtuels, leur donnent forme et les animent. Dans tous les cas, nous voilà dans ce qu’il faut bien appeler le web amniotique, ou dans cet utérus numérique qu’on a appelé La matrice et qui a donné son nom à la célèbre production cinématographique et de jeux vidéo des frères Andy et Larry Wachowski (1999-2003).
La chaleur maternelle du web
Hervé Fischer