On use beaucoup de métaphores de l’eau à propos du web, qui se métaphorise en ruissellement, flux, cultures numériques « liquides », et même en flots océaniques. Cette métaphore est tellement répandue qu’on parle même du numérique comme d’un déluge ou d’un tsunami qui nous emporterait.
Il y a dans la naissance de ce nouvel imaginaire du numérique une référence évidente au mythe originel de l’eau et même de ce que les Égyptiens appelaient « l’océan primordial ».
Mais du point de vue de la mythanalyse, cette eau évoque le liquide amniotique. Chacun veut être branché, connecté au web qui devient alors un ersatz du corps maternel. Cette connexion numérique évoque le cordon ombilical du fœtus par rapport au placenta et réactive la nostalgie biologique que nous en gardons. Elle nous relie au corps social, au point où nous l’appellerons un « ombilical numérique ». La vie, la croissance personnelle, la satisfaction physique et psychique passent par lui. La métaphore organique de la nature vaut aussi pour la communauté humaine, à laquelle on ressent ce besoin sécuritaire d’appartenance, dont on ne supporte pas d’être exclu. C’est bien en ce sens qu’on parle de solidarité organique. Le succès des réseaux sociaux amplifie l’importance de cet imaginaire. Tous les hyperliens qu’on évoque métaphoriquement à propos de la navigation sur le web, ce sont des liens électroniques de point en point sur les réseaux, certes. Mais ils participent eux-aussi, imaginairement, de ce besoin psychique, de cette soif inextinguible de liens, d’appartenance, que nous ressentons comme atome social isolé par rapport au Tout social.
Certes, l’attrait irrésistible que nous éprouvons pour ces liens numériques semble nouveau. Mais il ne fait que refléter l’expérience du nouveau-né dans le carré parental, cette structure élémentaire bio-sociale sur laquelle la mythanalyse fonde l’origine des mythes : les liens du nouveau-né avec la mère, le père et l’autre (la société). La séparation à la naissance, lorsque le cordon ombilical est coupé, crée une durable nostalgie organique et psychique. Et ce mythe élémentaire de l’unité perdue est déterminant dans l’image du monde qu’imagine chaque enfant. Il perdure et suscite encore chez l’adulte de fortes représentations compensatrices qui détermineront ses comportements et ses désirs fondamentaux.
L’importance et l’omniprésence que nous attribuons aujourd’hui aux hyperliens et à ce cordon ombilical numérique, n’est qu’une nouvelle déclinaison de ces liens, dont Confucius faisait une interprétation du monde et une morale sociale dans la Chine ancienne, et qu’on retrouve encore diversement dans plusieurs mythologies. Avec ces réseaux foisonnant d’hyperliens, nous avons réinventé le Whakapapa des Maori, cette civilisation polynésienne dont la conception de la nature et de la société repose sur les liens qui unissent toutes choses. Le Musée de la civilisation de Québec, dans l’exposition qu’il lui consacrait actuellement, décrit ainsi le Whakapapa:
Dans la vision maori du monde, tout est lié – les personnes, l’environnement naturel et les objets animés ou inanimés. Cette interconnexion constitue le Whakapapa.
Le Whakapapa s’exprime à travers les généalogies, les rites et les histoires. Ensemble, ces héritages forment la base d’un savoir qui permet aux hommes de définir qui ils sont et comment ils sont liés les uns aux autres, ainsi qu’au monde qui les entoure. Les chefs tribaux et les anciens sont chargés de préserver et d’utiliser ce savoir à bon escient.
Au sein de la société maori, le Whakapapa décrit les liens étroits entre une whanau (famille), son hapu (sous-tribu) et son iwi (tribu). Le Whakapapa relie aussi une personne à son waka (canot ancestral). L’art maori traditionnel et contemporain, ainsi que le ta moko (tatouage) décrivent parfois ces liaisons.
On croirait entendre un gourou du cybermonde nous décrire ainsi le rôle des hyperliens dans l’interprétation de l’univers, la navigation sur le web, la gouvernance sociale, les finances, l’économie, l’identification, la gestion et le contrôle des citoyens et des objets, sans oublier les liens des médias enrichis et de la réalité augmentée, y compris le système bluetooth des hyperobjets qui communiquent entre eux sur les réseaux numériques! La métaphore de Confucius et des Maori a trouvé son expression actuelle dans cette structure de liens numériques, selon laquelle nous interprétons à nouveau l’univers, la société et l’internet des objets comme des hypertextes.
Votre billet est d’un intérêt indéniable, Monsieur Fischer. Quoique de lecture un peu ardue par moment… Mais vous-même conviendrez que vous n’écrivez pas pour les illettrés, n’est-ce pas?
Et maintenant, que diriez-vous d’une … hum… comment dire… d’une contre-métaphore? D’un argumentaire qui – possiblement – démontrerait précisément le contraire de ce que semble avancer votre exposé?
Notre société est-elle vraiment à ce point inter-reliée aujourd’hui? Certes la possibilité qu’elle puisse l’être est à quelques touches de clavier – et du coup on peut supposer qu’aucun empêchement ne pourrait faire le poids face à une si grande accessibilité pour tout le monde. Enfin pour quiconque dispose d’un clavier relié à un réseau.
Pour ma part j’avancerais pourtant que, dans les faits, nous nous éloignons de plus en plus les uns des autres. Ce que je considère comme étant l’incontournable conséquence de toute nouvelle façon de faire. Les gens, que ceux-ci le veuillent ou non, sont fondamentalement de leur époque. De leur terroir chronologique.
De la sorte, les jeunes du XXIe siècle en cours, ces jeunes qui sont tombés dès leur arrivée dans la marmite du progrès technologique et des toiles permettant les échanges instantanés d’information, eh bien ces jeunes sont très familiers avec ce qui n’est généralement que très superficiellement compris par leurs parents. Quant aux grands-parents, sauf de très rares exceptions, ceux-ci regardent sans plus. Qu’une très vague compréhension de cette technologie moderne en ce qui les concerne.
Ainsi, même si on pourra toujours prétendre que les réseaux accessibles au bout des doigts rapprochent plus que jamais, il convient de noter que lesdits réseaux ne rapprochent véritablement que celles et ceux issus de la même couvée. Relativement à celles et ceux de générations précédentes, ces réseaux accentuent au contraire la distanciation au sein de nos sociétés.
Avant que le progrès ne commence à mettre les bouchées doubles vers la fin du XIXe siècle, d’une génération à l’autre le même moule convenait habituellement aux plus vieux et aux plus jeunes. Les mêmes valeurs et modes de vie demeuraient au goût du jour.
À présent, comme jamais cela n’a été auparavant le cas, les divers éléments constitutifs de nos sociétés se retrouvent dans des bulles différentes. Des bulles qui se côtoient ou qui se tamponnent, s’observent ou s’ignorent. Mais qui de moins en moins ont un langage commun.
Au fond, ce que je cherche essentiellement à faire valoir ici c’est tout simplement ceci: ce n’est pas parce qu’il y aurait un beau piano parfaitement accordé dans la pièce de séjour que tout le monde saura en jouer. Ou aura même l’envie d’en jouer.
(Dans un livre que j’ai écrit en 1988 – et ayant paru aux Publications Transcontinental – j’y allais dans mon avant-propos de ces mots un peu sibyllins: «Le progrès – comme je l’ai déjà écrit quelque part – est une bête qui sévit inexorablement. Il est à la fois l’instrument de notre félicité et celui de notre damnation.» Et je doute beaucoup que cela change un jour.)
À ce qu’il appert, Monsieur Fischer, personne sauf vous et moi n’a trouvé quelques minutes pour s’intéresser à ce que nous avons considéré avec soin et attention.
Dommage…
Cela méritait pourtant bien mieux.
Bien d’accord avec votre intervention pour favoriser un débat. J’ai apprécié votre texte. Tombés un mauvais jour…
Hervé Fischer
Merci bien Monsieur Fischer. Un mauvais jour…
Au moins, le beau temps est revenu. Possiblement ce qui explique un peu le «mauvais jour» pour le reste…!
Salutations cordiales.
Claude Perrier
Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec votre chronique précédente, Revaloriser le réel. Cette chronique me trotte toujours dans la tête. Les inventions de l’homme ne sont-elles pas toujours un peu à son image. Tel l’ordinateur, avec sa logique de base if-then-else, se calque sur notre façon la plus élémentaire de réfléchir, la toile se développe fort probablement à l’image de nos liens sociaux, du moins, de la manière dont on se les représente. Le fait d’être relié et le sentiment d’être relié sont deux choses bien différentes. Et comme le mentionne M. Perrier, il se peut bien que malgré cette toile bien réelle, beaucoup de gens demeurent avec le sentiment de ne pas être reliés entre eux, ou au monde.
Je pense que le lien demeure une chose essentiellement affective. C’est Christian Bobin qui mentionnait quelque chose comme : Rien ne m’intéresse plus que le lien qu’une personne entretient avec la vie. Plusieurs cultures anciennes considèrent l’homme relié avec le monde et transmette ce savoir ou ce sentiment par l’enseignement. Nous en occident, on cultive plutôt l’individualisme et l’égoïsme, pour ne pas dire l’égocentrisme. Un accès direct au malheur !