Dès que l’on étudie systématiquement les thématiques récurrentes dans les œuvres et les écrits des artistes actuels, on observe que beaucoup d’entre eux s’interrogent sur la disparition d’une image du monde cohérente et unitaire, comme nous en avons toujours connues dans le passé. Cela tient pour beaucoup aux avancées de la science et de la technologie. L’instabilité, l’éphémérité de la matière et de l’énergie, les lois du chaos, le principe d’incertitude rendent le monde évanescent, ou à tout le moins insaisissable et anxiogène. La vitesse, dont l’engouement l’a emporté sur la permanence des choses, défait nos images et crée une nouvelle esthétique. Existe-t-il encore des sujets, des objets dans notre cosmogonie aussi bien que dans notre vie quotidienne? Nous voyons donc se multiplier des pratiques extrêmes, des visions apocalyptiques, voire post-apocalyptiques, mais aussi des conceptions de l’homme postbiologiques, posthistoriques, postnationales, posthumaines, etc. Un sentiment de fin du monde s’impose, souvent associé, à un désir opposé d’exploration d’une « nouvelle frontière » de la vie et de la création artistique, où nous devenons les créateurs du monde lui-même, nous incluant. Les deux postures coexistent.
Lorsque l’image du monde semble se défaire, c’est le plus souvent, comme en témoigne l’histoire de l’art occidental, parce qu’une nouvelle image du monde est en cours d’élaboration, qui fait écho aux nouvelles structures sociales, aux changements idéologiques, aux avancées technoscientifiques, mais dont les contemporains n’ont pas encore conscience. Ce fut le cas lors l’émergence de la Renaissance, du classicisme, du baroque, de l’impressionnisme, du fauvisme, du cubisme, du futurisme et du constructivisme, du surréalisme, de l’art abstrait, etc. Comment alors ne pas se demander quelle est la nouvelle cosmogonie qui se met en place aujourd’hui ? Est-ce que les artistes actuels, une fois de plus vont en être les découvreurs, les créateurs ? Ou laisseront-ils aujourd’hui le rôle de pionniers aux scientifiques ? Devrons-nous admettre, pour la première fois, qu’une image cohérente du monde n’est plus possible ? Dans quel univers allons-nous alors basculer ? Ou allons-nous être confrontés à une rupture anthropologique et à une image du monde radicalement nouvelle?
Cette nouvelle dimension numérique de la vie humaine ne concerne encore qu’une infime minorité. Mais elle est saturante pour ceux qui sont numériquement équipés. Au-delà des évocations commerciales et utopiques d’un nouveau « style de vie digital », cela mérite beaucoup d’attention et des analyses aussi fines que critiques.
Et il semble qu’il ne sera bientôt plus nécessaire de rappeler chaque fois que nous vivons dans un environnement numérique. Nous ne parlons de l’air que nous respirons que lorsqu’il est exceptionnellement pur ou pollué. Ou lorsqu’il manque. Mais nous avons déjà le ciel et les nuages numériques, l’écologie numérique. Nous allons bientôt devoir admettre la banalité du numérique.
L’ère du numérique à gauche et à droite, au-dessus et en dessous… et devant à perte de vue. Et bientôt un «Beam me up Scotty!» qui sera à son tour d’une banalité à faire bâiller…
Effectivement, Monsieur Fischer, nous sommes dans le bain. Mais la plupart ne commencent vraiment qu’à s’en rendre (un peu) compte. Quant à moi, les circonstances ont toujours fait en sorte que j’aie une longueur d’avance relativement à ce qui vient.
Ainsi, dès le milieu des années 1960 alors que je me tapais un cours classique (un regard en arrière) au collège de Saint-Laurent avec les pères de Ste-Croix, je me rappelle encore très bien de ce jour où le père titulaire responsable de notre classe, le père Vincent Picher, nous avait dit qu’au cours de notre existence, nous – petites buses que nous étions… – allions vivre au rythme de changements de plus en plus nombreux et de plus en plus rapides (un regard en avant).
Puis, au cours des années 1970, un ami scientifique (occupé à des recherches à l’Université de Montréal) me parlait déjà du principe numérique (1 0 1 0 0 0 1 etc.). Évidemment, je n’y comprenais goutte… mais je savais à tout le moins qu’un bouleversement majeur se préparait en coulisse.
Ajoutant à cela (et plusieurs autres sensibilisations du genre qu’il serait oiseux de raconter) que je suis musicien depuis plus de quarante ans, c’est tôt que je me suis mis à l’ère de l’équipement audio numérique. Les artistes étant d’ailleurs généralement quelques pas en avance sur les autres. En raison de leurs antennes plus sensibles.
Quelle pourrait à présent être une prochaine manifestation amenée par le numérique? Pourquoi pas des artistes-peintres ou des sculpteurs qui s’adonneraient à du «nu» mérique… ?
Hum?
Eh oui, une blague… Probablement très mauvaise de surcroît.
N’empêche que, aussi farfelue que puisse sembler l’idée, on m’annoncerait demain que des créateurs de ce XXIe siècle ont déjà commencé à faire du «nu» mérique, que la nouvelle ne me surprendrait probablement pas. Car, depuis trop longtemps, il y a beaucoup trop qui va beaucoup trop vite. Je vis au milieu d’un maelström. Et plus grand-chose ne m’étonne outre-mesure aujourd’hui.
(Petite note additionnelle: moi, j’aimerais certainement voir qui poserait alors comme modèle pour ce type de «nu» futuriste…)
J’aime bien votre nu- mérique. Ne l’annoncez pas pour demain. Car il est déjà là. C’est précisément cette intimité fœtale, ce voyeurisme, cet exhibitionnisme qu’exploite frauduleusement Facebook.
Facebook…? Vous avez certainement raison, Monsieur Fischer.
D’ailleurs, j’ai eu l’occasion de voir (à la télé) d’excellents reportages à propos de Facebook, des ravages irréparables que ce site peut causer aux imprudents (et a déjà causé d’ailleurs).
Personnellement, je ne m’approcherais pas de Facebook même avec une très longue perche…
Excellente chute M. Fisher : « Nous allons bientôt devoir admettre la banalité du numérique. » Le banaliseur banalisé. La période postmoderne se caractériserait par la fragmentation des sociétés et la fragmentation des individus. Vous pouvez être un bon père de famille le matin, passer la journée à vous dénigrer dans un job de merde, devenir un winner le soir sur Facebook, passer la nuit dans un show de métal puis terminer la semaine à la messe du dimanche. « Sous la bannière du droit d’être absolument soi-même, tous les modes de vie deviennent socialement légitimes (Wikipédia, Postmodernité).» On ne vous demandera pas d’explications. Pourtant, avez-vous remarqué combien les gens passent du temps à justifier leurs comportements (besoin de cohérence …) ?. Cette banalisation des comportements est moins qu’humaine. Jamais le numérique ne remplacera nos besoins affectifs. Jamais Facebook ne comblera notre besoin de reconnaissance, parce que Facebook c’est du faux nu. C’est un miroir aux alouettes. Cette apparence d’incohérence est sûrement le signe d’une révolution, comme vous le mentionnez. La cohérence reviendra, sous quelle forme… on ne sait pas. Mais elle reviendra. Vivement la banalisation du numérique et abat le dieu Ipad !