BloguesHugo Prévost

L’insidieux dilemme du métier

L’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) organisait jeudi soir la quatrième édition des Grands prix du journalisme indépendant. L’événement, tenu au Lion d’or, à Montréal, rassemblait cette année un peu plus d’une centaine de personnes. Une quinzaine de membres de l’Association sont ainsi repartis les mains pleines de prix remis dans diverses catégories. Le tout représentait la vigueur et la diversité du secteur de la pige au Québec. Histoire de prouver, encore une fois que les pigistes sont nombreux, vaillants et passionnés par leur métier.

Une chose, cependant, m’a fait tiquer. À la toute fin de la soirée, alors que Pierre Sormany recevait le Prix reconnaissance de l’AJIQ, il a parlé, dans son discours, de l’importance de la pige et de la nécessité de toujours conserver un détachement face à ses clients – de développer une bonne relation, certes, mais en demeurant toutefois un pigiste. « J’ai toujours eu des clients, jamais des patrons », a-t-il déclaré, suscitant des applaudissements nourris de l’auditoire. S’il s’agissait sans aucun doute d’une façon de parler – après tout, M. Sormany a longtemps travaillé à Radio-Canada, et est désormais président des éditions Vélo Québec, je n’ai pas pu m’empêcher de m’interroger sur l’enthousiasme de mes collègues. Est-ce parce que l’occasion s’y prêtait, ou parce que ce sentiment d’indépendance farouche était véritablement partagé par l’ensemble des journalistes présents?

Après tout, on reproche souvent aux journalistes employés dans des médias d’entretenir des préjugés face aux pigistes, leur disant d’aller chercher une « vraie » job. Il est également flagrant que les conditions de travail des pigistes n’ont pas véritablement évolué depuis plusieurs décennies, et que leur rémunération a plutôt diminué dans de nombreux cas, sans parler des contrats souvent aberrants que les pigistes doivent signer pour être publiés chez certaines entreprises de presse.

Et pourtant… Est-il nécessaire d’alimenter un ressentiment égal à l’endroit des planqués, des non-pigistes? J’extrapole, certainement, mais un repli sur soi des journalistes indépendants ne peut que nuire à leur cause (que j’appuie sans réserve). Après tout, il existe d’excellents journalistes dans les deux camps, et nous voulons tous, en bout de ligne, mettre de la nourriture sur la table et payer le loyer. Si la pige est trop souvent perçue comme un milieu étrange, voire même inférieur, il serait contre-productif d’adopter la même approche face au journalisme régulier au sein d’un média.

Par ailleurs, avec l’état actuel du métier, les nouveaux arrivés sur le marché (et même des personnes qui ont plusieurs années d’ancienneté) vont souvent combiner les deux rôles, soit parce qu’ils désirent conserver une certaine liberté de rédaction, soit encore parce que le média qui les embauche n’offre pas assez de quarts de travail, par exemple, pour boucler les fins de mois.

Oui, il est possible de vivre de la pige au Québec; nombreux étaient les journalistes rassemblés hier au Lion d’or qui obtiennent suffisamment de contrats pour demeurer indépendants. Mais il est aussi possible d’être très heureux en travaillant de façon permanente, ou comme surnuméraire, au sein d’un média. Pierre Sormany ne voulait sans doute pas déclencher de guerre de clochers lors de son discours de jeudi soir, mais il serait extrêmement dommage que la question du journalisme indépendant soit occultée par des mauvais sentiments, et ce d’un côté ou de l’autre.