BloguesHugo Prévost

La rançon de la gloire

Suis-je en train de me plaindre le ventre plein? Ceux et celles qui connaissent quelque peu mes activités en tant que rédacteur en chef et journaliste pour Pieuvre.ca savent que j’espère toujours, au bout du compte, transformer cette drôle d’aventure journaliste en une entreprise qui rapporte suffisamment pour rémunérer ses créateurs, certes, mais également ses journalistes.

Après tout, je serais particulièrement malhonnête avec mes collègues, «employés» et amis (et avec moi-même) si j’abandonnais cet objectif professionnel. Car qui dit revenus dit preuve qu’une entreprise est (relativement) rentable – ou, du moins, réussit assez bien dans son milieu pour s’attirer de véritables «revenus». Ne nions pas la vérité, atteindre ne serait-ce que cette étape de l’entrée d’argent frais est déjà une réussite importante pour un média web, et encore plus pour un projet bénévole tel que Pieuvre.ca.

Plus le temps passe, cependant, et plus je m’interroge sur la finalité de l’ensemble. Si j’espère encore réussir à obtenir un véritable salaire pour toutes les heures et les efforts consacrées à cette idée un peu folle consistant à «faire de l’argent en publiant des informations sur le web», devrais-je plutôt me satisfaire du statu quo actuel et me considérer chanceux d’en tirer déjà des bénéfices substantiels?

Ah, des bénéfices? Avantages serait peut-être un mot plus juste; en effet, la vocation (en partie) culturelle de Pieuvre.ca ouvre la porte à l’obtention de billets de spectacle, d’invitations à des premières de presse, de copies de livres, de films, d’albums de musique, de laissez-passer pour des festivals… N’allez cependant pas penser que nous profitons de façon éhontée de ces largesses des organismes culturels et des firmes de relations publiques; je ne compte en fait plus le nombre de critiques, entrevues, pré-papiers et comptes rendus liés à des oeuvres ou des événements culturels. À ce titre, je considère normal, pour nos collaborateurs et moi-même, de profiter de ces billets de faveur et autres copies gratuites. L’un de nos journalistes, spécialisé en cinéma, conserve d’ailleurs toutes les copies de presse des films que lui envoient certaines maisons de distribution et de production. Puisque je suis dans l’incapacité de le payer, je considère qu’il s’agit là d’un “salaire” tout à fait mérité – d’autant plus qu’il doit parfois se taper des navets.

Si l’on adopte ce point de vue, toutefois, on en arrive rapidement à un problème de taille; doit-on, si l’on désire mettre sur pied et développer un service d’information en ligne, se contenter de n’être que bénévole et de profiter des invitations culturelles et autres? Après tout, ma propre vie culturelle n’a jamais été aussi remplie que depuis le lancement de Pieuvre.ca; d’autres articles et projets reliés à ce site m’ont également donné l’occasion de rencontrer certaines des mes idoles, de discuter avec des gens que je n’aurais jamais osé approcher auparavant, d’entrer à des endroits interdits au public et, à toutes fins pratiques, de satisfaire ma curiosité sur une quantité de sujets.

Dans le contexte médiatique actuel, alors que les pertes publicitaires s’accentuent ou demeurent stables, sans espoir à l’horizon, Pieuvre.ca et les autres médias du genre doivent-ils abandonner l’espoir de dégager des profits suffisants pour rémunérer leurs journalistes et simplement les gaver de copies de presse et leur dire de se contenter du sentiment du travail bien accompli?

Non pas que le journalisme web bénévole ne soit pas gratifiant, au contraire. D’ailleurs, si aucune femme (ni homme, par ailleurs) ne m’a jamais demandé de signer sa poitrine, je ne pense pas non plus que le phénomène survienne fréquemment dans la profession.

Alors voilà où nous en sommes (corrigez-moi si je me trompe): il existe de nombreux sites d’informations québécois n’étant pas rattachés aux grands médias, mais aucun ne recueille suffisamment de revenus pour embaucher véritablement des journalistes. Si les bénévoles peuvent parfois se bousculer au portillon, ils demeurent donc non-rémunérés, si ce n’est, souvent, de l’accès à des produits culturels.

Quelle image cette situation donne-t-elle de la profession? D’un côté, ceux assez chanceux pour se tailler une place au sein des grands médias (eux-mêmes parfois en perte de vitesse, surtout du côté des journaux), et de l’autre, des gens qui espèrent (ou non) changer le modèle actuel pour trouver enfin un moyen d’ébranler la structure journalistique quelque peu bancale pour l’améliorer, mais qui se retrouvent le bec à l’eau par manque de revenus et d’opportunités.

Que fait-on? Devons-nous uniquement nous exclamer, pour paraphraser Géronte dans Les fourberies de Scapin, de Molière: “Mais qu’allions-nous faire dans cette galère?”