BloguesHugo Prévost

Embargo, mon amour

En journalisme, il existe quelques états de fait inéluctables auxquels il faut se frotter un jour ou l’autre: un pupitreur qui charcute un peu trop votre texte, un relationniste qui vous appelle avec beaucoup trop d’enthousiasme dans la voix, des titres de courriels en majuscules, ou encore des communiqués de presse en format JPEG…

En temps normal, il est assez aisé de passer outre ces petits aléas de l’existence médiatique. Il s’agit, la plupart du temps, de circonstances extraordinaires ou de situations ne se produisant que quelques rares fois.

Dans le cas des embargos médiatiques, cependant, on a affaire à une nuisance qui refuse obstinément de disparaître.

Pas que l’embargo soit totalement dénué d’intérêt ou d’importance, remarquez bien. Après tout, il est tout à fait normal – et sensé – d’imposer un black-out médiatique sur des mesures budgétaires, par exemple, ou dans le cadre d’une nouvelle ayant des conséquences prévisibles particulièrement importantes.

Pour les journalistes culturels, l’embargo est toutefois un empêcheur de critiquer en rond: la plupart du temps imposé par les grandes compagnies désireuses de protéger l’image de leur produit devant rapporter gros, il représentera pratiquement l’équivalent d’une peine de mort pour quiconque tentera de le braver. Si l’on peut comprendre l’importance de faire paraître une critique le plus près possible de la date de sortie d’un film, par exemple, afin d’en maximiser l’impact médiatique, la croissance toujours plus importante du journalisme citoyen en matière culturelle et la multiplication des blogueurs est en passe de rendre ces exigences caduques.

En effet, comment empêcher, par exemple, qu’un blogueur ayant un grand public ne diffuse sa critique d’un film plus tôt que ce à quoi ont droit les journalistes attitrés? Il me revient, à ce sujet, une anecdote à propos de la reprise d’Alice au pays des merveilles par Tim Burton, sortie il y a quelques années: si les journalistes accrédités ayant vu le film en projection de presse se sont fait imposer un strict embargo, les membres du public ayant assisté à une séance spéciale, eux, n’ont reçu aucune consigne. À quoi bon, alors, imposer un embargo si tout un chacun peut en parler s’il ne provient pas d’un grand média?

L’embargo dans le domaine culturel, d’ailleurs, donne une certaine impression de peur de la part de la maison de production, de la maison de disques, ou encore de l’éditeur: y a-t-il vraiment une crainte qu’une critique vitriolique plombe les chiffres de vente? Si tel est le cas, pourquoi ne pas simplement interdire toute critique? Remarquez, toutefois, des mauvaises critiques n’ont jamais empêché un produit culturel de vendre…

Le domaine scientifique est un autre domaine de l’univers médiatique où l’embargo se situe dans une zone grise. On peut comprendre l’importance de taire certaines découvertes jusqu’à ce que les circonstances soient appropriées – quoique dans certains cas, les organismes se débarrassent des empêcheurs de tourner en rond que sont les journalistes et leur révèlent la nouvelle en même temps que tout le monde, la plupart du temps -, mais en acceptant de facto la notion d’embargo, il existe certains risques de généralisation hâtive.

Il m’est arrivé, récemment, de violer malencontreusement un embargo sur une étude scientifique portant sur le niveau de stress perçu par les homosexuels ayant avoué leur orientation sexuelle. La recherche, qui ne comportait pas vraiment d’informations majeures susceptibles de provoquer une révolution sociale ou scientifique, était malgré tout frappée d’un embargo, que j’ai brisé sans m’en rendre compte un peu moins de 24 heures avant la date prévue. J’ai été rapidement ramené à l’ordre par non pas un, mais deux courriels impératifs (dont un avec un titre en majuscules comportant plusieurs points d’exclamation) m’informant de mon horrible trahison. Le problème a été rapidement réglé, mais il est possible de se demander si l’habitude d’imposer un embargo ne revient pas, dans une perspective plus large, à contrôler la circulation des informations se trouvant entre les mains des journalistes.

En usant (et parfois abusant) de l’embargo, les organismes, instances et autres agences nourrissant les médias nuisent plus qu’ils ne facilitent la libre circulation de l’information. Cette stratégie est sans doute plus adéquate du point de vue des relations publiques, mais le travail d’un journaliste est justement d’aller au-delà de ces contraintes souvent frustrantes. Ne serait-il pas temps de revoir ces pratiques afin de limiter le recours aux embargos aux situations qui l’exigent vraiment?

Une fois cela terminé, il sera encore temps de s’occuper des communiqués de presse sous forme d’image…