Je m’ennuie de Robert Gravel, ce touche-à-tout extraordinaire mort subitement en 1996 à l’âge précoce de 51 ans.
Or, le cinéaste Jean-Claude Coulbois nous le ramène un petit peu par le documentaire Mort subite d’un homme-théâtre, qui sort en salle cette semaine…
Robert Gravel est connu pour ses nombreux rôles dans les téléromans (L’Héritage, Virginie, etc.), au cinéma (Pouvoir intime, Dans le ventre du dragon, Liste noire) mais aussi parce qu’il est le co-fondateur (avec Yvon Leduc) et l’inventeur de la Ligue nationale d’improvisation (LNI). Il fût également à l’origine du Théâtre expérimental avec Pol Pelletier, du Nouveau théâtre expérimental avec Jean-Pierre Ronfard, et de la résidence du NTE à l’Espace libre. En plus d’être un auteur méconnu et sous-estimé de pièces de théâtre, Gravel était aussi un professeur et un animateur jugé exceptionnel par les comédiens qui ont eu la chance de le côtoyer. Moi, c’est l’ensemble de son oeuvre que je tiens à saluer par ce billet.
Et ceux qui n’ont pas connu «Bob» comme l’appelle son ami Jacques L’Heureux, devraient peut-être lire la biographie de grand calibre qui lui a été consacrée il y a plusieurs années par son ami (lui aussi décédé depuis) l’écrivain Raymond Plante. Le livre s’intitule Les pistes du cheval indompté et c’est l’une des plus belles biographies qu’il m’a été donné de lire. D’abord parce qu’on s’immisce dans la vie de ce créateur hors pair sans tomber dans le voyeurisme, mais on y découvre aussi un dessinateur de talent: Gravel dessinait des chevaux et grifonnait ici et là des paysages simples dans ses carnets. Le livre nous fait également entrer dans son intimité en nous présentant des extraits de son journal. Le portrait qui en ressort fait de Robert Gravel un homme pour qui le plaisir du jeu, avec ses règles à respecter mais aussi ses conventions à bousculer, cherchait sans cesse à innover ou à expérimenter, sans jamais prendre le spectateur pour un imbécile, mais sans chercher non plus à le flatter dans le sens du poil. Gravel était un explorateur provocant mais accessibile. Un être qui répandait le bonheur autour de lui tout en étant fort tourmenté sur le plan personnel. Ses difficultés en amour, son problème d’alcool, son intransigeance quelquefois ingrate avec ses proches ne sont pas camoufflées par son ami-biographe. Mais Gravel était humble. Il savait reconnaître ses erreurs et s’excuser. Et s’il avait, comme chacun de nous, ses états d’âmes et ses zones d’ombres, il ne voulait jamais que celles-ci nuisent à l’ambiance… Comme le dit Raymond Plante, Robert avait «le vin joyeux» et réussissait à communiquer une véritable bonne humeur et à forger un esprit collectif au sein des groupes qu’il dirigeait d’une main de maître, mais aussi dans une chaleur humaine et une atmosphère de fête contagieuse.
Si je m’ennuie de Robert Gravel, c’est parce que j’ai l’impression que sa contribution à notre culture s’est interrompue trop vite, par sa mort subite survenue lors d’un lendemain désenchanté (1996: défaite référendaire, politique du déficit zéro…).
Je disais que Gravel était humble: on le comprend si on fait le bilan de sa carrière à la LNI. Jamais il n’a remporté le championnat des marqueurs, parce qu’il se mettait au service de l’improvisation qui se construisait, et non pour marquer le point. C’était, pour garder l’allégorie du hockey sur lequel son invention de l’improvisation s’est basée, «un faiseur de jeu».
Je disais que Robert Gravel était sans cesse en recherche et en expérimentation: son théâtre en témoigne, souvent absurde, quelquefois grossier, léger en apparence puis profond en substance, on sortait de ses mises en scène et collaborations avec un sourire en coin et la volonté de discuter avec des amis et une bonne bière. Cet homme au bonheur contagieux nous donnait le goût d’entretenir nos amitiés… Et de prendre la vie du bon côté. Mais son expérimentation allait plus loin: même dans des téléromans insipides comme Marilyn ou Virginie, Gravel innovait, en pratiquant une forme de «non-jeu». Il s’agissait alors, dans ces deux téléromans (poches) de jouer «à la lettre» le texte et les intentions de l’auteure… Au contraire de l’acteur normal, qui par sa technique doit s’approprier le texte et faire vivre le personnage avec son intériorité et son expertise pour faire en sorte qu’il soit crédible aux yeux du spectateur, Gravel cherchait ici à s’abandonner aux didascalies (indications scéniques souvent mises en italiques qui sont fournies par l’auteur, et qui concernent les entrées ou sorties de scènes, le ton d’une réplique, les gestes à accomplir, les mimiques, etc.). Cette expérimentation faisait du jeu de Gravel dans ces téléromans un jeu un peu figé, souvent artificiel en apparence… Mais là encore, c’était le résultat d’une recherche de l’acteur. Et à rebours, on rit de ce double-fond créé par Gravel.
Sa trilogie sur le bonheur, inaugurée par Durocher le milliardaire, participait de la même logique. Le texte est en apparence anodin, mais il devient provocateur et nous bouscule dans nos a priori en concluant que contrairement au vieil adage, l’argent fait le bonheur!
Je m’ennuie donc de Robert Gravel pour toutes ces raisons, mais aussi parce que je crois que l’homme qu’il serait aujourd’hui nous servirait encore des leçons sur l’absurdité de la vie, mais aussi sur la nécessité de profiter tout de même du bon temps ici pendant qu’elle passe… Et enfin, je me dis que son originalité et sa volonté infinie d’innover pourrait encore sévir, ne serait-ce que pour réenchanter notre monde, en zig-zaguant du laid au beau.
Très beau billet sur un homme de théâtre écrit par un prof de sc. po.
bravo