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Individualisme et démocratie

Le gouvernement Charest a décidé de jouer la stratégie du pourrissement à propos de la grève étudiante, espérant, bien qu’il le nie, que cela puisse amorcer pour son parti une remontée chez l’électorat qui est contre les étudiants. Et ça marche! Plusieurs rêvent de frapper à coups de Sherwood ces jeunes grévistes – je l’ai bel et bien lu sur Facebook… La politique de la ligne dure est payante et Charest le cynique le sait, il tire ses leçons de Harper qui lui s’inspirait de Karl Rove, le conseiller de W. Bush. On appelle ça la wedge politics : se servir d’enjeux polarisants pour mobiliser des minorités agissantes en sa faveur… Avec sa ligne dure, Charest espère regagner Québec et la Beauce. La grève a lieu surtout à Montréal et ici, la plupart des comtés sont acquis à l’un ou l’autre des deux grands partis. Par contre, en banlieue et dans les couronnes, plusieurs luttes à trois ou quatre vont se produire. Et avec notre mode de scrutin, une véritable boîte à surprise électorale nous attend… Le Premier sinistre pourrait très bien se faufiler et ainsi garder le pouvoir.

Ce scénario me fait mal. Je désespère de voir ce gouvernement corrompu mépriser ses jeunes les plus articulés, les seuls dans ce conflit à débattre avec des arguments rationnels, des démonstrations populaires impressionnantes et une maturité qui les honorent. Pendant que le gouvernement laisse se judiciariser un conflit politique et n’offre comme réponse que le blocage, des cassettes débilitantes («50 cents par jour»…) et la violence policière.

Charest a non seulement cherché à discréditer la CLASSE (je demeure convaincu qu’une condamnation plus rapide de la «violence» par la CLASSE dans ce conflit aurait servi les intérêts des étudiants), il a aussi décidé de sous-traiter cette crise aux institutions d’enseignement elles-mêmes et au système judiciaire. Ce choix n’est pas anodin. Il illustre tout le mépris qu’a le Premier ministre envers la jeunesse et même envers l’éducation comme valeur centrale pour maintenir une société. M. Charest a une conception instrumentale de la société et de l’éducation des individus. On pourrait même se demander si Jean Charest et Line Beauchamp sont comme Margaret Thatcher qui disait «society doesn’t exist»! Pourtant, toute une tradition philosophique, en commençant par Aristote, souligne que l’être humain est un animal politique, et non simplement une collection d’individus ou d’«ayants droits»…

Ceux qui invoquent la démocratie à grands coups d’injonctions et de droits individuels bafoués n’ont rien compris à la démocratie : ce sont des libéraux monochromes, d’une idéologie sans nuance devenue doctrine. Ils disent défendre les droits individuels, mais ils ne défendent que l’égocentrisme.

Car on dirait bien que dans le monde de Charest et de Beauchamp, il n’y a que des individus autonomes et affranchis les uns des autres, qui s’achètent un service ou «investissent» dans leur avenir. Il n’y a pas de société nécessaire pour que tous puissent bénéficier de possibilités équivalentes, dans laquelle tous font leur «juste part», mais aux moments opportuns de leurs vies :

  • Lorsque l’on est bébé, des adultes prennent soin de nous : il n’y a aucun animal aussi dépendant que l’homme à la naissance. Cette nécessité naturelle pour l’être humain de vivre au sein d’une cellule familiale explique pourquoi on ne peut construire nos sociétés sur la seule base des droits individuels garantis par des tribunaux !
  • Lorsque l’on grandit, c’est la société dans son ensemble qui doit épauler sa jeunesse en l’éduquant.
  • Une fois éduqué, l’adulte qu’il est devenu contribue au développement de sa société et prend soin à son tour des plus jeunes comme des plus vieux.

Ce parcours simplifié de la vie est là pour démontrer que nous ne sommes pas des individus entièrement autonomes les uns des autres, nous sommes partie prenante d’une société. Nous sommes un animal social et culturel.

Or, dans une société démocratique, soit nous élisons des représentants qui gouvernent en notre nom – c’est la démocratie représentative – soit nous participons directement au processus décisionnel – c’est la démocratie directe. Généralement, nous fonctionnons par une combinaison de ces deux types de démocratie. Mais on voit bien que l’une ou l’autre exige un minimum commun pour pouvoir exister : une langue commune, des références communes, un consensus sur les règles fondamentales qui régissent le fonctionnement de la communauté politique dont il est question. Une démocratie exige donc un «Nous». La pensée humaniste républicaine a longtemps insisté sur les conditions d’émergence de la liberté individuelle – c’est au sein de la communauté politique, souvent appelée la nation, que l’individu est un détenteur de droits – et sur les conditions d’exercice de la démocratie – cela exige des citoyens qui se sentent liés à autrui et qui acceptent donc leurs devoirs de prendre part aux délibérations collectives.

L’importance fondamentale des droits individuels apparaît ici pour éviter que la «tyrannie de la majorité» (l’ostracisme comme la pression vers le conformisme) s’impose toujours, au mépris des individus ou groupes minoritaires qui pourraient être sans cesse désavantagés par des majorités démocratiques. Une démocratie qui ne garantit pas aux individus de tels droits risque fort de brimer ses minorités.

Mais une «démocratie» qui permet aux individus de s’affranchir du débat collectif; une «démocratie» qui valorise ceux qui invoquent leurs droits individuels au mépris des décisions prises collectivement; une «démocratie» qui met au-dessus de tout le principe de l’individu détenteur de droits, sans nécessaire dialogue entre décision collective (prises dans des parlements ou assemblées, lors d’élections ou de référendums) et garanties individuelles (assurées par des Chartes interprétées par des tribunaux) n’a rien d’une démocratie. C’est un régime libéral monochrome qui ne peut mener qu’à la dislocation complète de la société.

L’individualisme comme principe central de gouvernance d’une société ne peut que favoriser l’égocentrisme, la loi du plus riche (payez-vous une injonction ou alors, achetez-vous le droit à l’école anglaise) et la quête irrépressible d’un «je-me-moi» destructeur du lien social minimal essentiel à toute société démocratique. La liberté individuelle est née dans un terreau particulier, celui de révolutions nationales, de cultures particulières au sein desquelles l’individu, comme membre à part entière de cette communauté politique, devient détenteur de droits. Pousser le principe des droits individuels à l’extrême comme le fait le gouvernement Charest entraîne l’effritement de la société; les conditions permettant aux individus d’exercer leurs libertés sont alors fragilisées… (1)

On comprend peut-être mieux ici toutes les conséquences funestes de la façon choisie par le gouvernement Charest d’aborder la démocratie étudiante (non ce n’est pas le juste terme, le gouvernement Charest n’aborde pas, il saborde !)

 

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(1) Même un libéral orthodoxe comme Benjamin Constant souligne l’importance en démocratie d’un esprit public nécessaire selon lui au bon fonctionnement de la société et à l’exercice des libertés modernes. Voir De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (circa 1819).

De son côté, un penseur comme Alexis de Tocqueville s’inquiétait grandement de l’érosion des libertés individuelles dans un contexte de déclin de la participation électorale ainsi que des associations dans les démocraties modernes, où chacun risquait de se renfermer dans la solitude de son propre cœur, laissant ainsi toute la place à des gouvernements puissants et tyranniques sur lesquels nous n’aurions plus d’emprise après avoir perdu la capacité à nous rassembler et à nous sentir liés les uns aux autres… Ne resterait alors que notre liberté à jouir de petits et vulgaires plaisirs… (nous serions ainsi des esclaves heureux et serviles, ayant choisi nos maîtres). Voir le tome II De la démocratie en Amérique. (sources)