BloguesLe voisin

La promesse du désordre

Comme prof d’un cégep encore en grève, je suis confronté à la fameuse loi spéciale de Jean Charest, faite sur mesure pour briser la démocratie étudiante, judiciariser nos rapports sociaux, fragiliser la liberté d’association et faire de «l’accès en classe» le seul prisme à travers lequel on pense l’éducation…

Jusqu’ici, les dispositions de cette loi spéciale concernant le droit de réunion et de protestation craquent de toutes parts grâce au mouvement des casseroles… Mais l’objet principal de cette loi est l’accès aux cours pour ceux qui le réclament (1). Et les pénalités prévues aux professeurs comme aux Directions d’établissement supérieurs qui ne mettront pas tout en œuvre pour assurer «ce droit» sont énormes… Comment alors résister à cette loi sans affaiblir les syndicats, briser les assos étudiantes et favoriser la réélection de ce gouvernement corrompu et cynique?

Voici l’objet de mes réflexions jusqu’ici:

Nous devons selon moi convaincre les associations étudiantes en grève de SUSPENDRE la grève, advenant le déclenchement des élections. Lorsque je parle de suspendre la grève, je veux dire que les associations étudiantes devraient débattre d’une résolution qui renoncerait pour le moment à faire pression sur le gouvernement par le moyen de la grève, pour déplacer leur combat vers l’élection d’un gouvernement moins hostile à leurs revendications.

Les assos étudiantes qui veulent poursuivre la grève doivent se poser les questions suivantes:

1- Qu’est-ce qu’on peut aller chercher de plus en poursuivant celle-ci?

2- Qui sortirait gagnant d’un tel affrontement?

3- Qui sont nos alliés et sont-ils en mesure de nous appuyer efficacement advenant la poursuite de la grève?

Mes réponses à ces questions me font douter de l’efficacité de la stratégie de l’affrontement par la grève qui je crois, favoriserait essentiellement la réélection du gouvernement Charest. Les assos étudiantes ne devraient-elles pas plutôt suspendre la grève et travailler activement, chaque soir dans des comtés où les libéraux peuvent gagner, à organiser des manifs bruyantes mais joviales? On y chanterait la fin du régime libéral!

En adoptant une telle stratégie, nous nous assurons de ne pas offrir sur un plateau d’argent ce que Jean Charest le sinistre en chef veut vraiment: présenter les étudiants et ceux qui les appuient comme des agents d’un désordre social qu’il est appelé à corriger…

Il faut plutôt réussir à démontrer que Jean Charest – comme les petits politiciens de la CAQ qui ont suivi ce gouvernement dans la stratégie de l’écrasement des plus beaux éléments de notre jeunesse – sont les agents du désordre social plutôt que de l’ordre et de la stabilité…

En effet, il faut convaincre le mouvement étudiant de déplacer son combat sur l’échelle du temps. Rappelons que le temps et l’espace sont deux des «cinq choses qu’il ne faut jamais négliger» selon Sun Tsu (2). Jouons L’Art de la Guerre contre son adepte le plus vil. Utilisons le droit de grève et le retour au désordre comme une promesse: si les libéraux ou les caquistes sont portés au pouvoir, la gauche québécoise avec en son cœur le mouvement étudiant qui a déclenché ce printemps, s’engage à mettre fin à sa trêve, dans le but d’empêcher le démantèlement de notre État national et l’affaiblissement des syndicats.

Avec cette stratégie, Jean Charest ne pourra affirmer que sa loi spéciale aura résolu quoique ce soit, et le mouvement étudiant ne sera pas marginalisé et affaibli par le contexte pré-électoral actuel… Car il faut absolument appliquer un scénario gagnant pour le mouvement étudiant. Et actuellement, il est écrit dans le ciel que dans la majorité des institutions d’enseignement, la grève a été écartée comme moyen de pression privilégié. Et dans les Collèges et Facultés universitaires encore en grève, combien de syndicats de professeurs réussiront à adopter des résolutions qui enjoignent leurs membres à défier la loi spéciale? Poser la question soulève déjà le problème du rapport de force qu’il reste aux grévistes… Les professeurs, alliés des étudiants en grève, sont piégés par la loi spéciale qui les force à enseigner malgré les votes de grèves des étudiants.

Alors, suspendre la grève étudiante, déplacer le combat sur le sentier électoral et promettre le retour du désordre advenant l’élection des libéraux ou des caquistes, c’est choisir la stratégie gagnante. On met toutes nos énergies à la bonne place, et on devient maître du temps et de l’espace…

 

__________________________________

(1) La loi spéciale (projet de loi 78) est intitulée «Loi permettant aux étudiants de recevoir l’enseignement dispensé par les établissements de niveau postsecondaire qu’ils fréquentent».

(2) Sun Tsu, L’Art de la Guerre, est un classique de la pensée politique datant de l’Antiquité chinoise. Jean Charest a déjà dit que c’était son livre de chevet.