Plusieurs de ceux qui répliquent à deux de mes précédents billets – (1) et (2) – semblent considérer que le «système est pourri», que PQ et PLQ, c’est du pareil au même, que l’on ne peut faire confiance à aucun parti politique, etc.
J’ai déjà discuté de cette position qui mène selon moi à une impasse, sinon à une impuissance permanente. Il me semble que si vous faites une grève, c’est pour faire plier le gouvernement. Mais si tous les partis sont pareils, ça sert à quoi de faire plier le gouvernement?
En discutant avec certains de mes étudiants en grève, je perçois une posture anarchiste. Ce n’est pas un blâme. C’est un constat. J’ai souvent disserté sur les bons côtés de l’anarchisme comme mode de pensée et d’action sociale. J’admire les valeurs de responsabilité individuelle, de solidarité et d’autogestion qu’on retrouve dans l’idéal anarchiste. Reste que plusieurs de mes étudiants en grève rejettent le système en bloc. Mais ils sont pris parce qu’ils ne croient en aucune alternative en place. Il faut virer le système de bord. Comment, si on se coupe de tous les leviers autres que la rue?
Voici à peu près ce que j’écrivais, l’autre jour, à l’un d’entre mes grévistes préférés:
Je crois que vous exagérez l’absence de différence entre le PLQ et les autres partis. En terme de corruption, de servilité envers le pouvoir financier, de mépris pour les jeunes, le PLQ n’a pas d’égal…
Avec une mobilisation comme vous l’avez faites, un gouvernement du PQ aurait plié bien avant sur le gel… Rappelons que 4 députés-vedettes ont démissionné sur la construction d’un amphithéâtre…
En ce qui concerne la grève, et la grève sociale que la CLASSE espère, deux commentaires:
1- Je parle dans mon blogue de suspendre la grève, comme si on faisait une trêve advenant le déclenchement des élections. Seulement pour éviter à Charest une réélection. Vous pouvez très bien tenir un vote de reconduction de la grève si les libéraux ou les caquistes sont portés au pouvoir. Pourquoi? Parce que ce sont ces seuls partis qui appuient la hausse et la loi 78… Les autres répondent à vos revendications: gel (temporaire pour le PQ ou vers la gratuité pour QS et ON) et États généraux !
Et puis, pourquoi faire la grève et revendiquer auprès du gouvernement si de toute façon on méprise TOUS les partis ? Si on ne croit pas dans le jeu de la démocratie représentative, on ne fait pas une grève avec comme adversaire le gouvernement, on prend le contrôle d’un territoire et on se gouverne soi-même, avec ses propres infrastructures matérielles et sociales.
Ça s’est déjà vu. J’ai déjà passé quelques jours chez des punks de Berlin-est qui vivaient en parfaite autogestion… Chacun apportait le fruit de son labeur à la petite collectivité qu’ils formaient. L’éducation aussi était prise en charge par la communauté. En plus de lire, écrire et compter, on y enseignait l’artisanat, la débrouillardise, la musique, etc. Ces gens-là avaient pour la plupart des convictions anarchistes et ils cherchaient à incarner concrètement celles-ci. Je sais qu’ils ont dû se déplacer devant les développements immobiliers gargantuesques de la réunification des deux Allemagnes. Sans doute que cette communauté s’est détricotée depuis, mais d’autres émergent sans cesse un peu partout dans le monde. Je vous dirais donc que si vous avez des convictions anarchistes, arrangez-vous pour réaliser vos projets «en créant votre propre monde», car je crois que si l’anarchie peut fonctionner, c’est seulement à petite échelle…
Sachez également que je suis moi-même extrêmement critique de notre supposé système «démocratique», mais je crois que «la rue» ne suffit pas pour changer les choses. Et comme je recherche une plus grande répartition de la richesse, je suis persuadé que ça peut se faire convenablement à l’échelle de notre nation, la nation québécoise. Dans les trop petites communautés, la richesse est plus difficile à créer et à répartir… Je crois donc que dans le contexte actuel, en plus de protester, de manifester, de crier notre indignation et de revendiquer des idées précises, il faut aussi chercher à infléchir le parti au pouvoir sans renoncer à changer plus fondamentalement le système, sans quoi on rêve toute sa vie du grand changement qui n’advient pas.
2- En ce qui concerne la grève sociale, je ne fais que douter fortement de la volonté de la CSN de la faire… C’est un constat, pas un souhait. Et de toute façon, disons simplement que comme syndiqué, je ne marcherais pas avec tous les syndicats de la FTQ… Je marcherais volontiers dans la rue avec le SCFP (Syndicat canadien de la fonction publique – FTQ), mais pas avec les gars de la FTQ construction. Surtout dans le contexte de la Commission Charbonneau ! Il faut choisir ses alliés. Je voudrais comme vous, s’il n’y a pas d’élection générale en août, que le mouvement de grève que vous avez initié débouche sur une remise en question plus large, que l’on pousse vers la grève sociale. Ce sera mon message lors du Conseil fédéral de la CSN le 7 août.
Je suis votre allié: je cherche la victoire. Nous nous éloignons plus sur des questions de stratégie que de projet de société…
Quoique si vous ne croyez en rien – s’ils sont tous vraiment pourris comme vous dites – je me demande pourquoi vous ne vous trouvez pas comme mes punks de Berlin, un espace que vous gouvernerez vous-mêmes! Pas besoin de posséder cet espace, seulement d’en exercer le contrôle effectif.
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Et si j’avais voulu donner une dimension pédagogique à notre débat, j’aurais ajouté ceci:
La fameuse typologie webérienne (Max Weber, 1864-1920) de l’éthique de conviction et de l’éthique de responsabilité réapparait dans nos oppositions. Le partisan de l’éthique de conviction veut rester fidèle à ses valeurs. L’intégrité est au cœur de sa vision de la politique. Le partisan de l’éthique de responsabilité insiste davantage sur le possible. Le réalisme politique est sa doctrine. Cette opposition entre idéalisme et réalisme est éternelle en science politique. Entre Platon (ou même Kant) qui poursuivent des absolus; et Machiavel, fondateur du réalisme politique.
Les réalistes, j’en suis, croient qu’il vaut mieux transformer le système de l’intérieur, progressivement, plutôt que d’attendre le «Grand Soir d’une révolution fondatrice»!
Je suis donc un disciple de Weber lorsque celui-ci insiste sur la nécessité du pragmatisme et de la recherche du possible plutôt que de dériver dans une éthique de conviction absolue qui ne demeure qu’une vue de l’esprit. Je cherche à tirer les bonnes leçons des enseignements de Machiavel, lorsque celui-ci insiste sur le fait que la politique est l’art du possible, du concret, de l’exercice et de l’administration du pouvoir des hommes entre eux. On me qualifierait dans les milieux marxistes de «révisionniste». Je préfère me considérer «réformiste». Je serais dans le camp d’Edward Bernstein (1850-1932), fondateur de la social-démocratie allemande, plutôt que dans celui de Marx, grand penseur du socialisme révolutionnaire.
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Mais quoiqu’il en soit de ces distinctions théoriques, j’interpelle mes étudiants grévistes sur ce qui m’apparaît comme une contradiction importante dans leur argumentation: si tous les partis sont pareils et si vous n’entretenez aucun intérêt envers le processus politique actuel qui, bien qu’imparfait, permet tout de même de chasser un gouvernement corrompu et dévoyé, je me dis que vous êtes en train de basculer dans une sorte de refus permanent de la société, sans chercher à réaliser concrètement, comme mes punks de Berlin et tant d’autres, vos convictions profondes…
Comme si vous pratiquiez la grève comme mode de vie.
Je crois, en effet, qu’avec la lutte politique, des modes de vie différents émergent, en fait davantage des « formes de vies » : si on s’attaque à l’oppression de façon ciblée – loi 78 – pourquoi pas, tant qu’à y être, réfléchir sur la violence conjugale, sur les micro-oppressions. Le Grand Soir n’existera pas, et de toute façon les idéologies du Grand Soir sont millénaristes, prophétiques et potentiellement oppressantes.
Mais, ceci dit, cela ne doit pas nous empêcher de – peut-être – rejeter massivement le système électoraliste, en se souvenant que la monarchie parlementaire de type britannique s’est construite dans des rivières de sang.
Si, j’entends bien ici votre cri du coeur, l’anarchisme que vous décriez de façon assez boiteuse, il va s’en dire, ne s’appliquait que de façon restreinte? Si nous défaisions l’idée politique qu’est l’État-nation? Que nous remettions l’idée très trotskiste, j’en conviens, d’une perpétuelle révolution en place… J’exagère je l’accorde! Cependant, si cette idée de liberté totale ne plait pas à tous c’est qu’elle est menaçante car bâtie sur une idée folle que nous n’acceptions aucun chef (et ici, j’utilise sémantiquement le mot chef, car certain leader élu-e pourrait s’avérer justifié) et que l’ordre pourrait tout de même exister.
L’idée anarchiste est, à la base, une idée libérale, donc qui veut que les responsabilités et les droits de chacun existent et ne soient jamais remises en cause. Nous défendons l’idée que l’individualité doit se fondre avec le concept plus global de collectivité. Si nous nous plaçons volontairement hors du schème politique traditionnel, c’est pour éviter de tomber dans le parlementarisme. Oui, ça peut jouer contre nous, je vous l’accorde, mais reste néanmoins que notre retrait du système est une façon pour nous de se protéger. Se protéger de l’envahissante façon dont le capitalisme, notre frère jumeau se battant pour le côté obscur de la force (héhé), se glisse dans nos vies et nous oblige à nous mettre à genou devant son Dieu monétaire.
Lors de cette grève quasi sociale, plusieurs d’entre nous avons pris position pour un vote vers Québec Solidaire, question que de tous les partis, ce dernier est le plus proche de nous. Nous savons très bien que, malheureusement la confiance à l’égard du PQ n’a jamais été très forte, comme tout bon gouvernement, lorsque nous dérangeons trop, leurs chiens viennent nous mordre régulièrement! Ce qui ne fait pas de nous de meilleurs parlementaires pour autant… mais nous sommes prêts à ce genre de compromis pour faire avancer notre société.
Donc, l’idée même du réformiste que vous proposez me semble un tantinet tordue. Elle l’est parce que le système dans lequel nous vivons ne nous permet pas de vraiment le changer. Nous restons malheureusement pris sous les mêmes paradigmes: autorité, domination et pauvreté… Le fait d’attendre un grand soir révolutionnaire est d’actualité à 18 ou 20 ans, question que cela ait parti même du développement de la pensée critique, mais demandez aux anarchistes s’ils croient en ce grand soir, certes quelques-uns y croient encore, mais pour la majorité, nous préférons nous allier et disparaître dans plusieurs domaines, faisant ainsi rouler la boule de neige du changement. Nous discutons, philosophons, critiquons toutes ces viles techniques archaïques de domination et tentons d’influencer la pensée des gens par cette continuelle révolution.
Nous ne sommes pas dupes monsieur, nous sommes tout autant réaliste que vous l’êtes, cependant, nous n’avons pas perdu de vue notre rêve ultime… celui d’une révolution globale où toute autorité économique, sociale, militaire, sexuelle et j’en passe aura disparue. Peut-être alors vous comprendrez ce que pour nous le mot révolution veut dire!!
Le point de vue partagé ici par M. Chénier est fort intéressant. Cependant, il ne semble pas reconnaître qu’entre le réalisme et l’idéalisme, il y a une panoplie d’autres options qui relèvent du domaine du concrètement possible. Les remises en question concrètes -par des actions ou des choix politiques par exemple- ne sont pas qu’idéalistes. En voici d’ailleurs un bon exemple, présenté ici par Étienne Chouard, lequel enseigne l’économie et le droit en Europe. « Loin des organisations partisanes, il dénonce notre apathie et veut redonner au mot démocratie sa véritable signification. Son credo : une constitution écrite par les citoyens et des représentants tirés au sort. » http://www.tedxrepubliquesquare.com/etienne-chouard/
Bien sûr qu’il y a une panoplie d’options entre idéalisme et réalisme. Je me servais de cette typologie à des fins pédagogiques. Je suis moi-même idéaliste, car être seulement réaliste confine à la médiocrité. Je cherchais simplement à inculquer une dose de conséquentialisme aux grévistes-idéalistes: s’ils ne croient en rien, qu’ils organisent leur communauté et s’ils veulent changer les choses dans leur société, qu’ils participent à celle-ci…
Un collègue me faisait remarquer qu’entre les deux postures que j’ai évoqué, on peut se réclamer des deux: ne pas abandonner la posture révolutionnaire et chercher en même temps, en attendant, à améliorer concrètement notre société…
Intéressant.
Ceci dit, je placerais Aristote comme fondateur du «réalisme», au sens où il s’oppose avec raison à l’idéalisme de son Maître.
Par ailleurs, ne confondons pas «pragmatisme» et «réalisme». Le pragmatique est un être désidéologisé, pas le réaliste; il allie simplement les idées avec la science pratique (Phronesis/prudence). Tant que les pragmatiques et que les idéalistes se trompent, in medio stat virtus.
Et arrêtons de maltraiter de grand philosophe qu’était Machiavel. Avec lui l’Occident a gagné 250 ans. Il est le père de la modernité.