À plusieurs moments dans la vie, vient un temps où il faut faire le point. S’arrêter et questionner notre parcours, nos prises de position, notre alignement face à l’avenir. Si on ne fait pas cet exercice, on se condamne à une vie irréfléchie, qui se définit par ses accidents plutôt que par une trajectoire choisie bien que toujours modifiée par les circonstances.
Le mot Gethsemani renvoie à un jardin, sur le mont des Oliviers à Jérusalem, où Jésus Christ a su s’arrêter pour questionner «son père» sur le châtiment qui l’attendait, la peur de la douleur, la mort. Gethsemani, le jardin des grandes questions.
***
Le mouvement étudiant et tous ceux qui ont été éveillés par notre jeunesse la plus brillante et la plus articulée entrent maintenant à Gethsemani, le jardin des bilans provisoires. La grève est suspendue. Je n’y vois pas une défaite. Il faut inventorier nos victoires: le discrédit de ce gouvernement méprisant et corrompu a été mis au grand jour. Les contestations étudiantes ont sonné le réveil d’une société endormie, elles ont réinventé l’imagerie du changement social, elles ont formalisé le nécessaire élargissement de la lutte contre le projet inégalitaire et mortifère de nos adversaires. Ce moment de pause est une nécessité. Il nous permet de «prendre du recul pour prendre de l’élan»… Gethsemani, le jardin des vertiges.
Je suis déjà passé par Gethsemani. J’ai vu le soleil se coucher sur le Dôme du Rocher dans ce jardin. J’avais 20 ans, j’étais à Jérusalem. Je faisais un premier bilan de mon parcours de vie. Et je voyais venir devant moi la suite. Je ne savais pas encore où j’aboutirais, ce que je ferais vraiment «pour vivre», mais je savais que le voyage en ferait partie, que ma passion du dépaysement et de la rencontre de l’Autre – et de Soi grâce à cela – se cristallisaient ici. C’était en 1994, on croyait possible de voir émerger en cette terre trois fois sacrée, la solution de deux États avec Jérusalem comme capitale conjointe… Gethsemani, le jardin de l’espoir.
Lors de son passage à Gethsemani, Jésus Christ a demandé à Dieu s’il pouvait être épargné de la douleur et de la souffrance physique. Gethsemani, le Jardin de la peur. Il s’est questionné sur ses actes et sur les conséquences de ceux-ci. Gethsemani, le jardin du doute. Jésus Christ a décidé d’accepter son châtiment. Il a assumé toutes les conséquences de sa philosophie de vie. Gethsemani, le jardin de la responsabilité.
***
Je suis allé cette semaine visiter le nouvel atelier (temporaire) de mon voisin artiste Yoakim Bélanger. Yoak a loué l’église Ste-Brigide de Kildare dans le quartier gay pour quelques mois. Gethsemani, le jardin de l’audace. Nous avons passé la soirée à discuter de la création, à visiter l’endroit, à délirer sur les possibilités immenses qu’offre un tel espace et à réfléchir à ses écueils… Puisque Yoakim y prépare une exposition unique, il lui faut éviter les clichés que l’on peut associer à une église et à la liturgie catholique. Mais on ne peut évacuer le cadre dans lequel il crée et exposera le résultat du marathon de création dans lequel il s’est lancé depuis un peu plus d’un mois.
On est insensible si on ne ressent pas un tant soit peu une émotion particulière en regardant une tel espace en décrépitude – il n’y a plus de fidèles ici depuis plusieurs années, et la plupart des œuvres, statues et peintures ont été liquidées – mais ayant encore gardé son esprit de grandeur. Pas besoin d’être religieux ou de croire en Dieu, seulement d’être ouvert à la spiritualité. Avec son orgue Casavant au sein duquel on peut aller se faire «souffler» par ses centaines de tuyaux, avec ses vieux confessionnaux, son clocher fier et travaillé, avec ses vitraux par lesquels la lumière circule et marque les heures qui passent, l’église Ste-Brigide offre un espace de création et d’exposition exceptionnels. Gethsemani, le jardin de la lumière.
En déambulant dans cette église, j’ai trouvé de vieux passages imprimés et non reliés de la Bible. Sur la page du dessus de la boîte, je suis tombé sur Gethsemani raconté par un des apôtres. Quelles sont les probabilités que je tombe sur un passage directement significatif avec ma vie? Y a-t-il ici seulement les circonstances du hazard? Ne sommes-nous que des molécules qui s’entrechoquent au gré des circonstances? N’y aurait-il pas des «énergies» dispensées par des personnes, des lieux, un entourage, qui influenceraient notre parcours?
Croire en Dieu, ou ne pas y croire, importe peu ici. Jamais nous n’aurons de réponses complètes à ces questions. Gethsemani, le jardin de l’acceptation.
Mais celui qui accepte de s’ouvrir à ces questions, sans attendre de réponses, parcourt Gethsemani, le jardin des passages.
***
Grâce à la générosité de Yoakim Bélanger, j’ai pu à quelques reprises, m’immiscer dans ce jardin des grandes questions, où Yoak avance avec grand talent.
Surveillez l’exposition Inside Revolution prévue entre le 7 et le 15 octobre prochains.
Yoakim Bélanger sur Vimeo
Émue…
Inspiré par tes réflexions stimulantes, j’ajoute un petit grain de sel: une très belle définition de l’art de Louis Aragon.
«L’art, c’est le délire d’interprétation de la vie»
À méditer en ces temps de basses eaux mythologiques…
Si je puis me permettre de le dire… Monsieur Chénier… je vous préfère de loin en «mode» poétique qu’en «mode» politique…
Vous êtes peut-être un poète qui s’ignore, la plupart du temps.
Faites davantage place à Erato et aux muses. Le bonheur de l’existence vous rencontrera alors et vous serrera la main.
Ne niez pas votre véritable talent.
Cher monsieur Perrier, vous avez tort d’opposer politique et poétique.
Le regard poétique sur le monde enrichit et vivifie la vision politique. Il appelle à l’élévation. Alors que l’appréciation politique enracine dans la collectivité sociale la compréhension du monde humain.
Contrairement à vous, je considère qu’un des éléments qui fait la richesse du propos de Jean-Félix est justement ce regard «poélitique» de la vie et de la société humaine. Il n’a pas à choisir. Il a compris qu’il faut relier, associer, le regard poétique et le regard politique pour appréhender la complexité du monde humain.
Très joli texte, Félix.
G