Je prévois me rendre à Tunis en mars prochain pour la tenue du Forum social mondial. Cet événement de la gauche altermondialiste a été mis en place au début de la décennie 2000 pour faire contrepoids au Forum économique mondial de Davos qui a d’ailleurs lieu en ce moment même en Suisse et qui rassemble tout le gratin des «puissants» de ce monde. Davos est une occasion où les dirigeants des grandes puisssances et des pays émergents comme les grands patrons de multinationales en profitent pour réseauter et (re)définir la mondialisation qu’ils entrevoient d’ailleurs comme leur propre bidule issu de leur propre génie… À Tunis, nous serons quelques centaines de citoyens issus d’ONG, de syndicats et de diverses organisations de la société civile qui cherchent eux aussi à tisser des liens dans une optique qui favorise la mise en commun des différents combats pour une plus grande répartition de la richesse, une économie plus proche des besoins réels des êtres humains et plus respectueuse des éco-systèmes…
Tout ça pour dire que je suis enthousiaste à l’idée de me ramasser à Tunis en mars prochain, à quelques kilomètres de Sidi Bouzid, là où le printemps arabe s’est littéralement enflammé pour aboutir au renversement des dictatures tunisienne, égyptienne et libyenne… On peut même penser que les effets de ces soulèvements populaires ne sont pas encore terminés: la Syrie est en pleine implosion, le Mali subit les effets pervers du renversement de Khadafi, et l’Algérie sera tôt ou tard elle aussi secouée par l’effet de vague d’un printemps qui s’étire.
Mais ce printemps arabe a pour le moment donné des fruits plutôt amers… En Égypte, ce sont les frères musulmans et leurs alliés salafistes qui dominent la scène politique. Et si on a pu croire que la frange modérée de cet islamisme puisse cohabiter avec certaines exigences démocratiques – rappelons que les révoltes arabes sont d’abord le résultat de revendications démocratiques – on a vite compris que l’autoritarisme et la volonté d’islamiser la vie politique étaient plus que des réflexes chez les Frères musulmans égyptiens, c’est un projet!
J’ai longtemps observé ces révoltes en me disant que les seuls pays de la région qui pouvaient vraiment éviter le basculement vers un islamisme autoritaire, donc éviter de remplacer une dictature de type militaire par une autre de type religieuse, étaient le Maroc et la Tunisie. J’y crois encore, mais je m’inquiète grandement de l’évolution du paysage politique tunisien depuis quelques mois…
Commençons cette brève analyse par le Maroc, que je connais mieux pour y avoir séjourné à quelques reprises. Je disais donc que le printemps arabe avait moins de chances de voir le Maroc basculer vers l’islamisme obscurantiste et autoritaire. Voici quelques raisons qui me permettent de risquer ces «prédictions»:
1- L’Islam marocain est sans doute l’Islam qui a les racines de tolérance et de dialogue inter-civilisationnel les plus profondes et les plus solides. C’est l’Islam de Cordoue, d’où les Juifs et les Musulmans ont été chassés lors de la Reconquista en 1492… C’est aussi l’Islam des populations berbérophones, qui ont toujours été enclines à séparer les règles politiques et religieuses. Le Maroc est aussi une Monarchie dirigée par un Commandeur des Croyants propre au pays – Mohammed VI – ce qui permet de mieux lutter contre les ambitions hégémoniques de l’Égypte ou de l’Arabie saoudite, deux puissances culturelles dans le monde arabo-musulman et qui ont directement contribué à l’expansion de l’islamisme comme idéologie.
Voilà donc l’ironie : le Maroc, un pays où les pouvoirs religieux et politiques sont incarnés par la même personne, réussit mieux à lutter contre l’islamisme radical que ces «républiques» arabes qui n’ont cessé de faire des compromis avec les mouvances radicales en réislamisant leurs systèmes politiques avant même le déclenchement des printemps arabes en 2011… Ce fût effectivement le cas en Égypte depuis Anouar El Sadate jusqu’à Moubarak; de même qu’en Tunisie sous Ben Ali, où on a pu observer la prolifération des mosquées et universités coraniques sous un régime qui se disait laïc et hostile à l’idéologie islamiste… Dans les faits, les régimes autoritaires de Moubarak et de Ben Ali ont cherché à étouffer les organisations islamistes sans réussir à créer les conditions d’une société où les libertés civiles et politiques pouvaient s’affirmer. Ceci a favorisé le fait que les prêches du vendredi et les rassemblements religieux sont vite devenus les lieux par excellence de la contestation et de la «libre parole» durant ces dictatures qui se présentaient comme des remparts contre l’Islam radical…
2- Une autre raison qui peut expliquer pourquoi le Maroc peut devenir un rempart contre l’islamisme radical réside dans la stratégie mise en place par le régime. Les partis islamistes sont autorisés s’ils acceptent de débattre sous l’autorité du Roi. Par exemple, le Parti Justice et développement (PJD) est la 1ère force politique en importance, il compose même le gouvernement actuel, et il est affilié à des journaux et des mouvements sociaux… Mais malgré leur contestation du Makhzen – ce pouvoir associé au palais qui concentre l’essentiel de la richesse du pays en son sein – les gens du PJD ont dû accepter la domination du Roi dans le paysage politique marocain pour survivre et émerger politiquement. À titre d’exemple, en 2004, le nouveau code de la famille (la Moudawana) qui octroyait beaucoup plus de droits à la femme marocaine a été «accepté» par les forces islamistes gravitant autour du PJD, car on savait qu’en s’y opposant farouchement, on s’opposait alors à la personne du Roi, ce qui risquait de confiner le PJD et ses alliés à la marge permanente…
Donc, les mouvements islamistes marocains qui réclament le renversement de la Monarchie, qui menacent l’ordre et la sécurité sont fortement réprimés, alors que les mouvances les plus modérées sont intégrées au paysage politique sous l’autorité suprême du Roi, qui demeure une figure modérée imprégnée d’un certain modernisme.
3- Pour éviter que l’islamisme radical issu d’Arabie saoudite ou des Frères musulmans égyptiens percole dans les mentalités au Maroc et fragilise la domination de Mohammed VI, le Roi a aussi fondé l’Arabeta Mohammedia des Oulémas, qui a pour fonction de former les Imams dans les différentes Mosquées du pays, limitant ainsi la prolifération des imams radicaux (sous influence saoudienne ou autres…). L’Arabeta des Oulémas développe également un discours sur la lutte aux ITS, particulièrement le Sida. Elle est même sur ce point plus avancée que l’Église catholique, n’hésitant pas à faire la promotion et la distribution de condoms en partenariat avec des organisations de la société civile. Chose certaine, grâce à l’Arabeta des Oulémas, le Roi exerce un certain contrôle sur le discours qui se tient un peu partout dans les mosquées du pays…
Voilà donc quelques raisons qui expliquent pourquoi le Maroc est peu enclin à subir les contrecoups amers du printemps arabe ou pire, à voir émerger sur son sol un islamisme radical qui remplacerait le régime en place. Alors qu’ailleurs, c’est une autre histoire…
En effet, moi qui croyait que la Tunisie ne pouvait dériver vers cette «idéologie des barbus» hostile aux droits des femmes et au pluralisme, voilà que les salafistes (ceux qui rêvent à un retour aux Anciens ou à un Islam du 7e siècle) occupent de plus en plus d’espace dans cette société. Ils ont cherché à prendre le contrôle de l’université de Tunis il y a quelques mois, s’en sont pris à des professeurs et à des étudiants pour les violenter et les bouter hors des murs de cette institution pourtant vouée à la discussion rationnelle, aux débats intellectuels, au refus de la proclamation d’une Vérité absolue et indiscutable. Ces fous d’Allah s’attaquent maintenant aux débits d’alcool du pays et à tout ce qu’ils considèrent comme des comportements déviants influencés par l’Occident séditieux… Or, la société tunisienne, depuis Bouguiba, a laissé émerger une société assez libérale sur le plan des moeurs: le voile n’a jamais été la norme dominante pour les femmes, la consommation d’alcool et le rapport à l’occident étaient jusqu’ici conviviaux.
Mais depuis que les «élections libres» issues du renversment de Ben Ali ont donné une position dominante aux islamistes dits «modérés» d’Ennahdha, on remarque que les radicaux prennent de plus en plus de place. Des Imams issus d’Arabie saoudite accompagnés de leur littérature wahhabite envahissent l’espace public. La culture de respect envers les femmes et de tolérance envers les points de vue opposés se fait attaquer par un discours radical hostile à tout ce qui semble sortir de leur orthodoxie… Et cette dérive autoritaire serait même en train de se concrétiser davantage si on en croit cette dépêche de Rue 89 qui affirme que le parti Ennahdha cherche à se doter d’une police politique qui lui serait affiliée… Une telle mesure nous rapproche d’un vrai conflit puisqu’on peut penser (et espérer) que les Tunisiens et Tunisiennes qui ont réellement déclenché ce printemps arabe ne laisseront pas l’ancienne dictature se faire remplacer par une nouvelle, encore plus sombre…
Pour vous convaincre des différentes inquiétudes mentionnées ici, je vous invite à regarder ce reportage de l’émission Envoyé spécial, disponible ici.
Le printemps arabe détourné? Pas du tout.
Depuis le tout début, le gouffre s’annonçait. Et je le sais de première main car celle avec qui je traverse le temps depuis la fin des années soixante est issue d’un de ces pays où une situation calme sombre à présent dans la violence et le chaos.
Le printemps arabe est depuis le premier jour un leurre. Chasser du pouvoir des dirigeants malcommodes – mais capables de contenir les extrémismes – en s’imaginant qu’une merveilleuse démocratie viendrait occuper la place devenue vacante aura été l’erreur du millénaire. L’expression d’une naïveté consternante.
Nous assistons maintenant à la multiplication des reculs, à l’effet domino que rien ne saurait désormais stopper.
Toute la grande région du Moyen-Orient va y passer. Et tous les territoires limitrophes également. Le bon roi marocain aura bien pu contenir sa frange d’illuminés du temps que le voisinage n’avait pas encore perdu les pédales… mais les jours sereins du royaume sont vraisemblablement comptés à présent. Idem pour l’Algérie et la Tunisie, et tous les autres sur la trajectoire de la déferlante extrémiste islamiste.
On a laissé – et même encouragé – le génie à sortir de sa bouteille. Stupidement, sans se rendre compte qu’il s’agissait d’un «mauvais» génie. Le monde entier n’a pas fini d’en baver maintenant.
Attention de ne pas mépriser les légitimes aspirations de ceux et celles qui ont déclenché ce printemps de 2011… Les régimes contre lesquels ils s’insurgeaient n’avaient pas de grandes vertus: corrompus, autoritaires, hypocrites, inégalitaires sur le plan social, etc.
Bien sûr, ceux qui croyaient que la démocratie allait s’installer d’un coup étaient naïfs (cela a pris plusieurs centaines d’années pour qu’on se rapproche d’une démocratie chez nous – mais il était permis de croire (et c’est encore possible selon moi pour la Tunisie et le Maroc) que certaines valeurs de la démocratie soient renforcées par ce printemps: liberté d’expression, d’association, possibilité de l’alternance au pouvoir, renforcement des organisations de la société civile, etc.
Tout n’est pas joué partout de la même façon. Le Moyen-Orient est polymorphe… Charles de Gaulle l’appelait «l’Orient compliqué».
Vous pourriez très bien avoir raison, Monsieur Chénier. Mais le tsunami qui déferle actuellement ne fait pas de dictinction entre un régime modéré et un autre dictatorial.
Et puis, il ne faudrait surtout pas se fier aux informations présentées et analysées dans les médias.
Trop souvent, ce qui abouti à l’écran ou à la une des journaux est largement déconnecté de la véritable réalité. Pas que cette information ne soit (espérons-le…) communiquée de bonne foi… mais le téléphone arabe, celui sur lequel je suis malgré moi constamment branché (en raison de tous ces ami/es et connaissances bien au fait – car certains ont les pieds sur le terrain même – et qui suivent la situation d’heure en heure) eh bien ce téléphone arabe raconte une histoire bien différente de la version officielle médiatique.
Sans vouloir être défaitiste ou pessimiste, car ce n’est pas du tout mon genre, il faut néanmoins reconnaître que le mal est fait. Et que ça ira encore beaucoup plus mal avant de commencer à aller mieux. Nous sommes en pleine pandémie. Et aucun pays proche du virus n’est immunisé. Hélas.
Enfin, dernière intervention de ma part sur cette question, car c’est délicat et à la limite un peu dangereux même d’en traiter trop ouvertement, allons-y d’une observation entre ce qui a été étiqueté «printemps arabe», d’une part, et l’analogie du dit «printemps érable» ici, d’autre part.
Chez nous, les contestations populaires ont été infestées par quelques casseurs. Mais cela n’a heureusement été le fait que de quelques marginaux.
Là-bas, où plein de gens ont des aspirations bien légitimes et ont entrepris de manifester publiquement, des casseurs se sont aussi mêlés aux mouvements. Par contre, là-bas, les casseurs – si marginaux soient-ils – ont rapidement récupéré les soulèvements et tout ramené à leur vision étroite et fondamentaliste.
Avec comme résultat un quotidien et un avenir autrement pires que ce qui était auparavant le cas.
Vaut mieux avoir un peu mal ici ou là de temps à autre (si on ne fait pas attention à ce que l’on fait), que d’avoir mal partout, continuellement. Voilà le résultat de ce printemps arabe. Un résultat qui était tout ce qu’il y a de plus prévisible.
J’ai modifié le lien… Voir aussi une nouvelle qui démontre que ce reportage inquiétant mécontente une partie des Tunisiens:
http://www.liberation.fr/monde/2013/01/20/colere-noire-contre-l-envoye-special-en-tunisie_875362
La pente devient de plus en plus abrupte: http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2013/02/06/un-leader-politique-dopposition-assassine-la-tunisie-sous-le-choc-229580