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La fausse nostalgie du taximan tunisien

Il est 11h00 du soir. Je reviens de déambuler dans les rues de Tunis. Je suis arrivé vers 18h00 heure locale. Notre Hôtel est au coeur de la ville, avenue Bourguiba. En route de l’aéroport à l’Hôtel, j’ai discuté avec mon chauffeur de taxi. Est-il nostalgique de l’époque de Bourguiba, ce père de l’indépendance tunisienne? Oh oui me dit-il sans sans hésiter. Il faut dire que le monde arabe ne manquait pas de leaders charismatiques, inspirés et inspirants à l’époque: Nasser, qui a renversé la Monarchie égyptienne en 1952 pour faire de l’Égypte une république moderne en est un exemple. Sous Nasser, il se construisait une école par jour en Égypte. On nationalisait la zone du Canal de Suez sous contrôle franco-britannique pour favoriser l’électrification des campagnes et tenir tête aux anciens colonisateurs comme au nouvel adversaire israélien. Et en Tunisie, avec Bourguiba, on s’émancipait de la France en fondant une république moderniste elle aussi. D’un bout à l’autre de l’espace arabe, c’était l’effervescence!

La plupart des historiens spécialistes de la région s’entendent pour dire que la montée de l’islamisme comme idéologie s’est faite en concordance avec le déclin des nationalismes arabes incarnés par ces personnalités fortes qu’étaient Nasser et Bourguiba. Il y a donc une nostalgie de ces grandes figures. Même chez le taximan tunisien. Mais quand je lui demande ce qu’il pense d’Ennahda, le parti au pouvoir depuis le renversement de Ben Ali, il me répond: «ils sont déjà fatigués, endormis, incompétents». Et il ajoute: «vous savez, sous Ben Ali, il y avait aussi de bonnes choses qui se faisaient»…

Voilà. Les espoirs déçus du printemps arabe font en sorte que certains se rappellent avec une nostalgie parfois déformée que le régime autoritaire précédent n’était finalement pas si pire… Mon chauffeur sait très bien que ce qu’il vient de dire dépasse en quelque sorte sa pensée. Quelques secondes auparavant, il décriait la corruption et l’autoritarisme du régime qu’il vient tout juste d’encenser. Mais cette fausse nostalgie s’explique par ce qui lui apparaît maintenant comme une crise de laquelle la sortie ne semble pas si claire…

J’irai voir d’autres groupes. Je m’entretiendrai avec d’autres Tunisiens pour voir avec eux ce qu’ils espèrent de leur société où tout reste à faire, ou en tout cas, rien n’est encore joué à propos du nouveau régime qui sortira de cette révolution.

Deux exemples: à l’Université de Tunis, il y a une campagne menée par un groupe de femmes pour avoir le droit de porter le niqab à la faculté des sciences et de génie. Leurs slogans s’apparentent aux slogans féministes que l’on retrouve en occident: on insiste sur le «libre choix» pour la femme de porter ou non ce voile qui ne laisse apparaître que les yeux… Et de l’autre côté, des groupes de femmes se mobilisent pour éviter que ce code vestimentaire réservé aux femmes devienne une norme acceptable et répandue. On voit bien que l’affrontement se dessine…

Et sur l’avenue Bourguiba, tout près de la place où les grandes manifs de 2011 ont réussi à faire tomber Ben Ali, il y a toute une place publique encerclée par des fils barbelés. Mon chauffeur de taxi m’a dit que c’est pour protéger l’édifice du ministère de l’intérieur (qui contrôle les différents services de sécurité du pays). Je remarque que comme partout dans le monde arabe, il est interdit de prendre en photo les services de sécurité. Et j’imagine très bien les deux camps que je viens de dessiner grossièrement se crier des slogans de part et d’autres de la place, séparés par des barbelés d’incompréhension.

En attendant, je prends plaisir à me plonger à nouveau dans ce monde arabe que j’aime tant. Là où la chaleur humaine a toujours un sens. Là où les accolades et les embrassades entre hommes sont courantes et normales. Là où les regards complices deviennent des prétextes pour discuter avec le quidam: «Bienvenue en Tunisie!» crient les passants heureux de nous entendre balbutier quelques mots en arabe avec un accent de gringo…

Beslama!