Toujours dans le cadre du Forum social mondial de Tunis, j’ai assisté jeudi à un atelier intitulé : «Islam politique au pouvoir : quels impacts sur les droits des femmes?». Cet atelier et les discussions animées qui ont suivi avec des passants ont fortement secoué mon optimisme relatif du deuxième jour.
Mais avant de faire ressortir le côté sombre de mes observations, je tiens à souligner ce qui m’apparaît être une véritable libération de la parole pour les différentes couches de la population tunisienne depuis le renversement de la dictature de Ben Ali. En effet, de la simple femme au foyer aux étudiants en passant par le veilleur de nuit à l’hôtel, les Tunisiens osent prendre la parole en public pour débattre de leur vision d’avenir. Notre discussion avec de jeunes étudiants en physique à l’université Al Manar a débouché jeudi sur une sorte d’assemblée nationale constituante de rue! J’ai pu constater la même effervescence à plusieurs reprises depuis mon arrivée en Tunisie. Tout le monde parle de politique actuellement. Et même si quelquefois ce débat déborde dans l’invective et le refus d’écouter l’autre, la majorité du temps, cela se fait dans le respect.
Donc, le panel de conférenciers de jeudi comprenait un théoricien du droit islamique; une député d’Ennahda, le parti islamiste détenant une majorité relative des sièges au sein de l’Assemblée nationale constituante chargée de préparer la nouvelle constitution et une professeure et chercheure en histoire fortement inquiète du recul que pourraient faire subir les islamistes aux droits acquis par les femmes tunisiennes depuis l’adoption du code de la personnalité sous le régime Bourguiba en 1957, code qui octroyait un statut à la femme égal à celui de l’homme.
Or, il m’est apparu que la salle avait été en quelque sorte paquetée par des sympathisants d’Ennahda puisque l’historienne que l’on pourrait qualifier de féministe libérale s’est fait chahuter à plusieurs reprises lors de son intervention. Celle-ci percevait que les mouvances islamistes cherchent différents moyens pour inclure dans la nouvelle constitution toutes sortes de dispositions qui compromettraient ce qu’elle appelait les acquis de la femme tunisienne. Par exemple, on a cherché à inclure dans l’article 1 de la constitution une clause indiquant que la charia est la source fondamentale des lois et du droit. Ce projet a été abandonné parce qu’il a déclenché une véritable levée de boucliers… Ensuite, certains islamistes ont milité pour que la constitution mentionne que l’État a le devoir de protéger la famille. Les féministes libérales et leurs alliés ont alors craint que cela compromette le droit au divorce pour la femme. Ces mêmes femmes militent actuellement pour que le pays s’engage à respecter les conventions internationales contre toutes formes de discrimination à l’égard des femmes. Mais la résistance est grande, souvent parce que les islamistes considèrent que ces conventions ne tiennent pas compte de la «culture tunisienne»… Dans la même optique, le projet de constitution a semé l’émoi chez les partisans de l’égalité homme-femme car certains voulaient inclure dans l’article sur ce thème le caractère complémentaire de la femme à l’homme, ce qui pouvait diminuer l’impact de la clause sur l’égalité. Jusqu’ici, les condamnations et les manifestations des intellectuelles et des groupes de femmes ont réussi à bloquer ces différentes tentatives de faire régresser le statut de la femme. Mais disons que les jeux ne sont pas faits. D’autant que les partisans d’Ennahda sont majoritaires au sein de l’Assemblée nationale constituante.
Pendant que les projets et tactiques des islamistes sont décriés et freinés, de leur côté, les membres d’Ennahda se posent en victimes du débat public. Ils ont en effet été la principale mouvance politique réprimée sous la dictature de Ben Ali et cet état de fait leur a permis de tirer profit de la révolution tunisienne, même s’ils n’y sont pratiquement pour rien dans les grandes manifs qui ont fini par faire tomber le régime… Chose certaine, Ennahda apparaît à mes yeux comme une force politique de plus en plus préoccupante pour les raisons suivantes:
1- Des militants habiles, nombreux et stratégiques:
La députée d’Ennahda qui faisait partie du panel des conférenciers est une femme très articulée, capable de sécuriser dans ses propos tous ceux et celles qui sentiraient que l’Islam politique risque de compromettre les libertés. La capacité de convaincre du parti est importante. Il y a un grand nombre de femmes élues sous la bannière Ennahda, les membres ou sympathisants sont aussi nombreux que modérés en apparence (cette modération cache peut-être le fait que nous sommes en pré-campagne électorale). Mais un militant du parti s’est en quelque sorte échappé lors de notre conversation publique: il a affirmé que puisque les islamistes ne pourront réaliser leur projet dans le contexte de polarisation actuelle, il fallait y aller stratégiquement et islamiser la vie politique tunisienne par étape…
2- Des organisations caritatives diversifiées et bien financées:
Les forces politiques tunisiennes n’ont pas toutes les mêmes moyens pour percer la société, se faire connaître et diffuser leurs discours. Et dans le contexte économique fort difficile d’aujourd’hui, Ennahda bénéficie d’une longueur d’avance, car le parti a créé toute une constellation d’organisations caritatives, de soupes populaires et autres organismes de charité qui ont littéralement une fonction sociale dans les quartiers et régions pauvres du pays. Ces populations savent donc que Ennahda est un parti «proche du peuple», utile à la vie économique et sociale. Et cette fonction sociale jouée par les organisations proches d’Ennahda est appelée à s’accroître étant donné que la crise de la dette tunisienne favorisera sans doute un recul de l’État et de ses politiques publiques.
3- Des milices islamistes qui intimident et violentent leurs adversaires:
Sans que ce soit clairement démontré qu’Ennahda ait créé sa propre milice, il reste que des groupes islamistes sillonnent actuellement le pays en intimidant les propriétaires de débits d’alcool et en invectivant les femmes qui ne respectent pas leur code vestimentaire. Ils sont allés jusqu’à occuper il y a quelques mois le campus de l’université Al Manar en réclamant le port du niqab et en violentant le personnel dirigeant de l’université. Sur le lieu même du Forum social mondial où la sympathie pour les mouvances islamistes est pour le moins faible, nous avons assisté à une séance d’intimidation de la part d’une organisation de charité proche d’Ennahda à l’endroit d’un regroupement d’artistes solidaires. Or, ce qui semble fort inquiétant, c’est que les forces de l’ordre demeurent passives face à ces actes de violence et d’intimidation… L’enquête sur l’assassinat du leader de gauche Chokri Belaïd sera sans doute étouffée et une autre enquête portant sur l’attaque par une milice islamiste des bureaux de l’UGTT, le principal syndicat tunisien, piétine alors que des preuves vidéos permettraient d’effectuer des arrestations… Ce climat de violence accompagné d’une impression d’impunité se transpose aussi dans les mœurs : de plus en plus de femmes disent porter le voile pour éviter les encombrements.
4- Un discours empreint de victimisation qui se présente comme authentiquement tunisien et qui identifie l’adversaire comme une extension de l’occident:
Nous l’avons dit, les mouvances islamistes ont été fortement réprimées sous la dictature. Or, aujourd’hui, cette libération de la parole que j’évoquais tout à l’heure profite à Ennahda et ses sympathisants. Et dans le contexte où le pays cherche sa propre voix, distincte des modèles étrangers, les islamistes réussissent souvent à incarner l’authenticité tunisienne. Cela se vérifie dans leur volonté de valoriser l’arabe au détriment du français et la religiosité au détriment de la laïcité, puisque le français et la séparation du religieux et du politique seraient à leurs yeux des importations de l’ex-colonisateur. Bien sûr, ce portrait est distordu : la Tunisie a une longue histoire, plurimillénaire, et son rapport à l’Islam a toujours été plus distendu qu’ailleurs dans le monde arabe. Mais le discours de l’authenticité des islamistes porte et leurs adversaires ne réussissent pas pour le moment à le contrecarrer de façon efficace.
5- Des adversaires faibles, braqués et divisés:
Voilà la principale raison de mes inquiétudes. Les forces politiques opposées à la mouvance islamiste sont soient vieillottes (le Front populaire, qui est une coalition de partis de gauche, semble se parler à lui-même); soient méconnues; soient extrêmement divisées (il y a près de 120 partis politiques actuellement enregistrés).
Mais ce qui m’a le plus étonné, c’est que plusieurs citoyens m’ont dit qu’ils trouvaient les partis opposés à Ennahda comme trop radicaux! J’ai compris ce que ces gens entendaient en constatant que les adversaires des islamistes ont tendance à tenir un discours alarmiste, hostile à tous ceux et celles qui cherchent à préserver leur identité religieuse puisque celle-ci traverse la culture tunisienne. Ce braquage qui est souvent accompagné de mépris à l’égard des citoyens croyants ou de violence verbale à l’endroit des islamistes favorise Ennahda qui peut à nouveau se présenter comme une victime du discours public. Et je rajouterais que cette posture discrédite la gauche séculière tout en poussant dans le camp de l’Islam politique des gens qui autrement pourraient se retrouver ailleurs…
Les forces politiques opposées à Ennahda sont donc divisées pendant que les islamistes forment un bloc plus uni. Mais je constate également que les forces de la gauche tardent à développer un projet économique et social emballant. Le contexte économique difficile devrait pourtant les inciter à mettre l’accent sur ces thèmes et accuser les islamistes de faire diversion avec leur projet de moraliser la vie publique… Or, les forces progressistes tiennent davantage un discours inquiet sur les possibles reculs des acquis… Paradoxe immense puisqu’ils sont au cœur de la révolution tunisienne.
Enfin, ce qui nuit également à la gauche est que plusieurs de ses partisans sont issus des quartiers favorisés et ont un mode de vie privilégié par rapport à la majorité. Ils apparaissent quelque peu déconnectés du reste du pays. D’autant que plusieurs d’entre eux ont une double nationalité… Ils sont donc les plus mobiles et pourraient plus facilement quitter le pays advenant «la victoire» de la réislamisation…
On voit donc que le portrait est pour le moins inquiétant. Je comprends mes amis tunisiens d’être braqués face à cette montée d’un conservatisme religieux rigide et hostile aux droits et libertés, mais je m’inquiète de la posture qu’ils ont choisi d’adopter jusqu’ici pour le combattre.
Pendant ce temps, Ennahda gagne du terrain, et par cercles concentriques, de la campagne vers les quartiers pauvres des villes, la mouvance des barbus place ses pions. Par étape, tranquillement, Tunis la libre se fait enserrer par le projet ultra conservateur et néolibéral de l’Islam politique.
Tout n’est pas joué. L’avenir de la Tunisie demeure ouvert. Mais les démocrates du monde entier devraient soutenir les mouvements de femmes, les syndicats et les jeunes Tunisiens qui sont à l’origine du printemps arabe.
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