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1914-1918: prélude à l’âge des extrêmes

Nous sommes en pleine période de commémoration de la Grande Guerre de 1914-1918. Celle qu’on croyait être la dernière… On l’oublie souvent, mais cette guerre a vraiment ouvert ce qu’on appelle la modernité. Elle nous a sorti d’un monde ancien, dominé et structuré par des Empires qui sont tombés en déliquescence après. Mais cette Grande Guerre a aussi été le prélude à ce que l’historien Eric Hobsbawm a appelé l’âge des extrêmes.

La première guerre mondiale débouche en effet sur l’effondrement de la Russie tsariste, et la révolution communiste nous fera connaître la première forme de totalitarisme. Ce sera ensuite l’Allemagne qui basculera. Ce pays défait, brisé par le traité de Versailles et en proie aux déchirements entre extrême-gauche et extrême-droite, fragilisé par la crise économique et l’instabilité politique, glissera de son côté à l’autre extrême, dans la déraison la plus pure et la plus frissonnante, celle du nazisme. L’âge des extrêmes disions-nous.

Je propose ici de réfléchir de manière impressionniste à la décennie qui suivra la Première guerre mondiale, la décennie des années 1920, ces années qu’on a dites folles, préludes à l’âge des extrêmes.

Paris, années 1920

On dit du Paris des années 1920 qu’elle était la nouvelle Babylone. Tout y était permis. De nouvelles identités sexuelles sont explorées: les hommes s’habillent en femmes, les femmes en hommes, l’homosexualité s’affiche de plus en plus. L’usage de certaines drogues commence à se répandre. La provocation fait partie de l’art, de nouvelles sensibilités émergent: l’art nègre et le surréalisme dans les arts visuels et dans la littérature marquent l’époque. Des personnalités comme Kiki de Montparnasse deviennent de véritables stars; les écrivains américains de la «génération  perdue» comme Hemingway, Steinbeck et F. Scott Fitzgerald font de Paris leur port d’attache; Joséphine Baker, première grande star noire, marquera par sa désinvolture et son ironie assumée tout ce qu’on finira par appeler «les années folles», c’est-à-dire des années pour lesquelles on assiste à une libération de la sexualité et un éclatement des mœurs traditionnels. En arts visuels et en littérature,  Picasso, Dali, Cocteau, Breton, (etc.)  marqueront cette période.

Josephine Baker
Josephine Baker

Or, cette grande période d’insouciance et de liberté pave aussi la voie à la montée d’un conservatisme réactionnaire, qui s’insurge contre ces nouvelles sensibilités en les décrivant comme incarnant le déclin moral, voire pavant la voie à la décadence de la société française. Ce discours inquiet d’un ordre ancien à restaurer sera entre autres porté par Charles Maurras, leader de l’Action française. Ces «années folles» constituent donc pour une certaine droite  un terrain fertile à la montée d’un nationalisme conservateur. Maurras deviendra d’ailleurs sous l’occupation un grand défenseur du régime collaborationniste de Vichy.

Berlin, années 1920

Du côté de Berlin, les cabarets sont tout aussi effervescents et les nouvelles sensibilités explosent également. Un peintre comme Otto Dix, qui dépeint une réalité marquée par l’horreur de la guerre et qui semble insister dans son œuvre pour faire ressortir la laideur et les travers humains, sera qualifié de dégénéré par les nazis. Le contexte culturel et politique est donc plus polarisé. La société berlinoise est davantage tiraillée par la montée des extrêmes: l’extrême-gauche et l’extrême-droite sont en plein affrontement et cet affrontement se transpose aussi sur la scène politique. La révolte spartakiste et l’assassinat de Rosa Luxemburg en 1919 témoignent de cette tension extrême. Le coup d’État raté d’Adolf Hitler en 1923 aussi.

Mais la division est plus acerbe à gauche et l’instabilité politique de la République de Weimar accentue les clivages. Je me rappelle avoir lu dans le catalogue du Musée des Beaux-Arts de Montréal lors de l’expo sur Otto Dix que «la vie sous la République du Weimar était une danse au-dessus de l’abîme». L’abîme se concrétisera: la crise économique de 1929, combinée à l’humiliation du traité de Versailles pour l’Allemagne défaite pavera la voie au triomphe du nazisme.

Otto Dix - 1927
Otto Dix – Femme allongée sur peau de léopard – 1927

Moscou, années 1920

Du côté de Moscou, la première guerre mondiale est aussi le moment de la chute de la Russie tzariste. La révolution communiste donne lieu à une effervescence culturelle impressionnante au sein de la société civile. Mais rapidement, plusieurs artistes sentiront le régime se rigidifier et l’étau se resserrer. Là encore, les artistes seront les premiers à ressentir l’injonction que leur vie doit être mise au service de la révolution, sans quoi ils seront réprimés par les nouvelles forces révolutionnaires.

Un écrivain comme Evgueny Zamiatine incarne bien ce prélude à l’âge totalitaire. Zamiatine est à l’origine un bolchevik, favorable au renversement des Tzars et à la révolution communiste. Mais rapidement, il prend conscience que la révolution égalitariste devient liberticide. En 1920, il publie «Nous autres», un roman d’anticipation dans lequel il entrevoit les dérives totalitaires du stalinisme dans une société futuriste où le pouvoir politique efface toute vie privée et où la science est mise au service de la destruction de l’individualité.

George Orwell a reconnu la grande influence de Zamiatine sur son œuvre. Zamiatine sera le dernier écrivain exilé avec l’accord du régime.

E. Zamiatine
E. Zamiatine

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Milan Kundera a déjà dit que «le roman est le lieu de réalisation des potentialités de l’être humain». Je rajouterais que l’Art en général exprime mieux que la politique ou la religion ce qui nous relie à autrui. Mais l’art sous toutes ses formes confronte aussi ce questionnement, au point où il peut être déclaré subversif ou «dégénéré» lorsqu’il questionne une pensée rigide ou une force politique autoritaire.

Les idées à contre-courant ou anti-conformistes incarnent souvent le conflit. Pourtant, elles ne sont que l’incarnation du pluralisme, cette réalité incontournable. Or, l’art ou les idées en marge interviennent comme une manière de pallier à la rigidité du social. C’est encore plus vrai dans des régimes totalitaires… ces systèmes qui affirment incarner l’unité de la société et qui disent répondre à la totalité des besoins et aspirations de celle-ci…

Les années qui suivent la première guerre mondiale sont donc fort intéressantes, puisque ce sont des années qui font apparaître un véritable éclatement dans le domaine des arts. L’horreur de la guerre aurait favorisé la sortie du réalisme (le surréalisme), ou encore, les artistes se seraient mis à dépeindre une réalité moins idéalisée (comme chez Otto Dix) et plus critique (comme chez Zamiatine).

Chose certaine, à l’extrême-gauche comme à l’extrême-droite, des dérives idéologiques sans précédent s’insurgent contre ces nouvelles sensibilités. Ces deux extrêmes se rejoindront dans leurs façons de diriger la société: l’État prendra de plus en plus le contrôle de toutes les sphères de la vie.

Les totalitarismes du XXe siècle se caractérisent en effet par la dissolution quasi-complète de la société civile dans l’État. Celui-ci devient l’unique pourvoyeur de la vérité. Il régit tout, s’immisce partout. Tous et chacun sont à son service et seul le discours de l’État est accepté. Du club d’échecs au mouvement scout aux syndicats aux associations de toutes sortes, l’État exerce un contrôle sur les lieux de rassemblement des individus.

Et puisque la dernière intimité possible de l’individu se situe dans sa famille ou chez ses proches, l’État totalitaire pratique la punition collective et la culpabilité par association. Ce qui fait que dans les régimes de l’extrême (le stalinisme ou le nazisme), l’individu craintif dénonce son voisin, son frère ou ses parents de peur d’être punis par cet État impitoyable.

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Il est toujours pertinent de mijoter sur les conditions culturelles et politiques dans lesquelles les dérives totalitaires émergent… Aujourd’hui, le contexte culturel qui me préoccupe concerne ce que j’ai appelé ailleurs «la culture des écrans» et qui favorise le transfert d’informations personnelles vers des entités potentiellement liberticides comme les grandes entreprises (facebook, google, etc.) ou l’État (la GRC et le SCRS, les services secrets canadiens). Et le pire est que ce transfert, cette géolocalisation, cette cartographie précise de «nous autres», cet algorithme de nous-mêmes, se fait souvent avec notre complicité. Et le contexte politique?  Il touche à la capacité de surveillance et de contrôle sans précédent qu’ont les gouvernements et les grandes entreprises aujourd’hui et qui feraient rêver n’importe quel dirigeant des régimes de l’extrême. C’est aussi celui de la dérive sécuritaire occasionnée par la montée du terrorisme et des changements climatiques!

Car au nom d’un impératif quelconque – aujourd’hui: la nécessité de mieux nous protéger contre la «menace terroriste» – certains n’hésitent pas à piétiner ce que nous avons de plus précieux… Et laissent donc l’État, ou la grande entreprise, avoir une emprise de plus en plus grande sur nos vies…