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Karoo: l’être générique

KarooUne suggestion de lecture de mon libraire préféré continue de me trotter dans la tête plusieurs semaines après l’avoir terminée. Il s’agit de Karoo, de Steve Tesich. Le livre a été publié aux USA au milieu de la décennie 1990, mais son auteur, décédé depuis, commence à devenir célèbre dans le monde francophone depuis peu. On comprend pourquoi.

Karoo est un roman qui est très chargé et qui ne dévoile jamais directement les clés de ses évocations multiples. Le lecteur doit interpréter et dénouer lui-même les nombreuses couches du récit du personnage principal, Saul Karoo, un scénariste qui réécrit des films pour un producteur de Hollywood. La vie de Karoo est un tissu de mensonges. Il ment à ses proches. Il se ment à lui-même. Et dans sa vie professionnelle, Karoo s’évertue à détruire la vérité d’un chef d’œuvre pour en faire un film de série B accessible à tous…

Sans vous raconter l’histoire dans le détail (je déteste quand on raconte le fil des événements d’un livre ou d’un film, on peut parler de l’objet culturel sans dévoiler la trame de l’histoire il me semble!), on peut dire que Saul Karoo souffre d’une maladie: il est insensible à l’alcool. Celle-ci ne lui fait plus d’effets. Cette insensibilité fait qu’il doit sans cesse jouer «le gars chaud» pour ne pas briser l’image du personnage qu’il est devenu aux yeux de ceux et celles qui l’envisagent comme une bête toujours à demie-saoule mais capable de supporter de grands débits. Or, ce point de départ fantaisiste de la nature de Karoo se transpose dans sa culture, c’est-à-dire dans sa relation avec les autres et dans son travail où il s’emploie justement à dénaturer des oeuvres-phares du cinéma pour en faire des succès commerciaux qui ne sont peut-être pas des navets mais qui ont perdu ce qu’il y avait de particulier et d’unique pour devenir des films interchangeables, vidés de leur perspective originale.

Voilà la première couche du récit qui me taraude encore depuis: les chef d’œuvres sont justement considérés comme tels parce qu’ils sont portés par une sensibilité particulière, celle d’un auteur qui part de son expérience personnelle pour tracer une trame universelle. Or, justement, le travail de Karoo sur les scénarios et films qui lui sont attribués par son producteur à succès réside dans sa capacité à défaire cette perspective particulière, à déconstruire le filon tracé par l’auteur original pour offrir un film jugé plus général, dont la trame est en quelque sorte neutralisée par la réécriture de Karoo, cet être lui-même neutralisé par son insensibilité aux êtres et à l’alcool…

Plus le roman avance, plus on voit Karoo s’humaniser malgré sa maladie et son travail. Il cherche à se rapprocher de son fils; il reconnaît que le dernier film qu’il s’emploie à défaire est un véritable chef d’œuvre; il semble même vouloir réparer la vie d’une actrice ratée qui a un lien avec sa propre existence… Mais le tissu de mensonge et de manipulation qu’est sa vie finit par le détruire en quelque sorte. Du moins, ce qu’il aurait pu être – un père et un amoureux sensible, un scénariste qui respecte les grandes œuvres qui lui sont soumises – est avalé par la trop grande place octroyée à son insensibilité. Insensibilité à l’alcool, insensibilité envers ses proches, insensibilité aux chef d’œuvres du cinéma qui lui sont soumis.

Les cinquante dernières pages du livre sont énigmatiques. Je dois aller en parler à mon libraire, car je me demande quelle signification leur attribuer. Mais ce que je ressens, c’est que le monde sensible, celui vécu par chacun d’entre nous, concrètement, ici et maintenant, par des êtres en chair et en os, c’est ça la vie et c’est par elle et par le regard particulier de chacun et de chacune que les grandes œuvres passent et deviennent universelles. Or, lorsqu’on vit dans un monde désensibilisé, on s’éloigne de la véritable beauté pour entretenir des banalités. Celles-ci peuvent bien plaire à un grand nombre, mais qu’apportent-elles vraiment pour combler nos carences et satisfaire nos espérances?

Karoo, de Steve Tesich, a été écrit avant l’arrivée d’internet et des médias sociaux. Mais on pourrait croire que l’auteur a entrevu avec beaucoup d’acuité notre dérive vers ce monde insensible et générique qu’est le web 2.0. Là où «exister» se limite de plus en plus à nous fondre dans un être générique, défini par un algorithme, qui déconstruit complètement notre particularité pour faire de nous des êtres insensibles, propices à plaire au plus grand nombre. Le personnage de Saul Karoo s’est perdu dans le monde insensible.

Et vous?