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Nicaragua 1979-2015: Garcia Marquez, Lucia et Rogelio

J’ai lu Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez durant mon séjour au Nica. Je suis encore impressionné par le côté foisonnant, riche, dense, excessif de ce livre. On y comprend bien pourquoi cette œuvre est considérée comme reflétant l’âme de l’Amérique latine…

Les nombreux personnages que l’on y retrouve – plusieurs portants d’ailleurs le même nom – peuvent être associés aux différents tempéraments latinos. Certains personnages sont d’une simplicité désarmante, travaillant chaque jour, dans le dénuement le plus complet, ne se posant pas trop de questions sur le sens de la vie et ses exigences puisque Dieu trace le chemin pour eux.

D’autres personnages sont excessifs, ont des idées de grandeur, démesurées, inutiles, coûteuses, et fort peu porteuses pour la communauté, mais répondent à leur ambition folle de laisser leur trace dans l’histoire ou alors de porter en eux la grandeur du continent…

À plusieurs reprises, le même personnage porte ces deux pôles en lui : l’humilité et l’ambition excessive.

Cela me fait penser à l’actuel président du Nicaragua, Daniel Ortega, et à son parcours politique, comparable à celui du colonel Aureliano Buendia dans le roman de Garcia Marquez. Daniel Ortega est en effet passé du personnage portant les ambitions et répondant aux besoins de la population humble et pauvre du Nicaragua pour aujourd’hui, de retour au pouvoir, devenir une sorte d’Hugo Chavez à l’ego démesuré faisant la promotion d’un nouveau canal, plus gros que celui de Panama, qui déchirerait le pays, menacerait plusieurs écosystèmes uniques – dont le laguna de Cocibolca, principale source d’eau «potable» du pays – alors que l’on peut raisonnablement douter de l’utilité réelle de ce projet et des bénéfices tangibles qu’il pourrait apporter au pays. Quand la démesure frappe en Amérique latine, elle écrase tout sur son passage… Garcia Marquez l’a bien saisi.

Je dois quand même reconnaître que les sandinistes d’aujourd’hui constituent une meilleure solution que toute autre formation politique pouvant aspirer au pouvoir… Non seulement le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) a accompli de belles et bonnes choses au moment de ses premières années au pouvoir au début des années 1980: redistribution des terres aux paysans; campagnes d’alphabétisation; accès à l’éducation et à la santé; implantation d’un impôt progressif. Mais on peut aussi croire qu’il y a encore quelques projets dans les carnets du gouvernement Ortega en 2015 qui pourraient améliorer la vie des gens : pensions alimentaires perçues chez les parents divorcés (actuellement, seules les femmes célibataires s’occupent et financent l’éducation de leurs enfants); soutien gouvernemental à des campagnes de santé publique (certaines faisant d’ailleurs la promotion du condom et s’adressant aux prostituées et aux gays sans les stigmatiser); réduction du ratio prof-élèves dans les écoles et réduction du nombre de niveaux scolaires pour lesquels un même prof est responsable (certaines écoles sont encore prises avec un seul prof pour les niveaux de 1 à 6 du primaire…).

De toute façon, les autres forces politiques en présence sont soit issues des pires gouvernements récents du Nicaragua (Arnoldo Aleman fut un bandit que même la littérature de Garcia Marquez n’a pu imaginer…) ou soit complètement éclatées en différents groupuscules qui n’ont aucune base populaire au pays. Or, quoiqu’on pense de ce qu’est devenu le gouvernement «révolutionnaire» des sandinistes en 2015, on ne peut pas dire que celui-ci n’est pas fondé sur un réel appui populaire! Le FSLN et la personnalité de «Daniel» comme la majorité des citoyens appelle le président, bénéficient d’un sentiment d’adoration hérité de la révolution sandiniste et d’une série de mesures adoptées à l’époque qui ont laissés des traces positives dans cette société trop longtemps gouvernée par une dictature violente et bigote, celle de Somoza particulièrement, renversée de manière spectaculaire par la guerilla sandiniste en 1979.

Les années qui suivirent furent marquées par les mesures positives susmentionnées, mais surtout, à partir de 1982, par une guerre impitoyable menée par les «Contras», ces forces contre-révolutionnaires de droite soutenues et financées par les USA de Ronald Reagan. La famille chez qui nous étions hébergés a été au cœur de cette guerre qui a fait plus de 35 000 morts…

Rogelio, l’homme de la maison, chef officiel du clan familial, était un responsable militaire de la guerilla sandiniste. Il m’a raconté en plusieurs discussions nocturnes, dans la pénombre de la cuisine de Lucia, sa femme, comment en ce mois de juillet 1979, les sandinistes ont réussi, petit à petit, à renverser la dictature somoziste. Le 13 juillet 1979, Rogelio, à la tête d’un petit groupe de guerilleros, a réussi à prendre en embuscade un convoi d’une quarantaine de véhicules militaires, qui circulaient dans la région d’Esteli sur une route qui serpentait dans les montagnes. Profitant du relief et de l’étroitesse de la route, son petit groupe a pris en souricière le convoi et s’est emparé de tout le matériel de l’armée somoziste : armes, camions, uniformes… À partir de ce jour, la guerilla sandiniste a avancé vers Esteli en attaquant l’armée gouvernementale de l’époque poste par poste, certaines fois en trompant l’adversaire puisqu’ayant son apparat.

Le 16 juillet vers 11h du matin, Esteli tombait aux mains de la guerilla. Deux jours et demi plus tard, soit le 19 juillet 1979, la capitale Managua tombait elle aussi. Ces deux dates sont encore célébrées en grande pompe par le pouvoir, mais aussi par le peuple qui en fait une grande boracheria nationale… Rogelio m’a dit que la chute de Somoza s’est faite en douceur à partir du moment où Esteli a été prise par les sandinistes, car plusieurs colonels et soldats de l’armée somoziste ont fait défection. Les pires violences et horreurs de la guerre ont eu lieu après, à partir du moment où les USA ont favorisé la création des Contras pour tuer la révolution sandiniste, considérée par Reagan comme «communiste».

C’est à partir de 1982 que la vie de Lucia, la véritable chef du clan familial et leader historique, co-fondatrice de la coop des femmes de Sontule, a commencé à devenir un enfer. Lucia m’a raconté comment les Contras ont créé une atmosphère de terreur permanente dans la région entre 1982 et 1990. Les milices contre-révolutionnaires, armées et investies d’un sentiment d’impunité totale par l’appui du géant américain, ont sillonné toute la région de Miraflor avec une liste de personnes à éliminer. À tout moment, les Contras débarquaient, frappaient aux portes des maisons, violentaient ou massacraient les familles des guerilleros et pratiquaient des crimes qui n’ont pas tous été inventoriés encore à ce jour…

Rogelio a vécu cette période dans la clandestinité, caché dans les montagnes, visitant ses proches dans quelques moments furtifs et repartant de sitôt pour éviter l’élimination systématique ou les punitions collectives que pratiquaient les Contras. Cette situation a laissé Lucia seule avec ses jeunes enfants à vivre dans la peur constante. Elle m’a raconté qu’elle se déplaçait souvent, se couchait le soir avec tous ses enfants, qu’elle a même quelquefois caché son plus vieux avec les cochons pour éviter qu’il soit tué par les contras, considéré coupable par association.

Ce qui l’a sauvée, elle, ses enfants et Rogelio, c’est qu’elle a réussi à induire en erreur les milices Contras à propos de l’identité de son mari qui figurait au haut de la liste des gens à éliminer. Elle a dit qu’il s’appelait «Patricio» et non Rogelio, et qu’il travaillait la semaine à Esteli et ne revenait à Sontule que quelques heures les dimanches pour rapporter de l’argent à la famille. À partir de ce moment, ce mensonge qui n’en n’était pas tout-à-fait un (le 2e prénom de Rogelio est Patricio) a permis à la famille de ne plus être la cible directe des Contras. Cela n’a pas mis fin à la peur constante qui habitait toute la communauté, mais on peut croire que l’enfer vécu s’est desserré. Les Contras se sont tout de même permis de dévaliser la maison de Lucia et de tout saccager sur leur passage.

Lucia et Rogelio sont aujourd’hui très pratiquants. Il faut croire que leur adhésion au dogme catholique les aide à digérer leurs vies multiples, faite de traumatismes, de violence, de pertes tragiques de proches, d’injustices…

Le mysticisme révolutionnaire de Rogelio – cet homme est tout de même un acteur-clé du renversement de la dictature de Somoza et de l’implantation d’un gouvernement révolutionnaire – est aussi imprégné d’images religieuses… Il a un jour établi un parallèle entre la chute de la dictature de Somoza et l’épisode biblique où Moïse a vu la mer rouge s’ouvrir devant lui pour sauver son peuple…

Chose certaine, la pratique assidue de la religion a permis à la communauté de traverser l’épreuve de la guerre et de pardonner aux communautés voisines et aux membres de certaines familles de la communauté qui étaient complices des Contras et qui, en collaborant, ont permis à ceux-ci de commettre des crimes de guerre (meurtres de masse, viols, séquestrations, vols, destructions de maisons, assassinats…).

J’ai quitté Rogelio et Lucia avec beaucoup d’émotion. Ces gens ont eu neuf vies! Je pense à Rogelio, ce guerilleros au cœur pur, à Lucia, cette force de la nature si généreuse et bienveillante. Tous deux s’affichent toujours socialistes et partisans d’Ortega, car, me disent-ils, il est le seul qui se préoccupe encore des pauvres. Le romantisme révolutionnaire existe encore au Nicaragua en 2015. On l’entend à la radio, dans les discours populistes du «camarade-président», mais on le découvre vrai et authentique chez des gens comme Lucia et Rogelio. Et cette rhétorique révolutionnaire bénéficie aussi de la figure de Sandino, cet activiste des années 1920, précurseur du Che, constitue un excellent mythe sur lequel on peut construire les assises du pouvoir actuel. Lucia et Rogelio croient que leur révolution a été brisée par la guerre menée chez eux et contre eux par les USA de Reagan. Le pouvoir en place demeure donc une promesse pour ces gens. Une promesse que la révolution socialiste peut encore se faire. Ce n’est pas l’image que j’ai du président Ortega aujourd’hui. Mais pour Lucia et Rogelio, qui portent un idéal authentique, cette imagerie a du vrai. Elle est en phase avec leurs parcours personnels.

(Chose certaine, lorsqu’on pose un regard rétrospectif sur la vie de Lucia et Rogelio, on voit deux «vieux» qui n’ont pu bénéficier de beaucoup d’éducation, qui n’avaient pas de terre, et qui ont aujourd’hui une ferme, six enfants d’âge adulte, tous diplômés universitaires… ).

Saluts à vous, Lucia et Rogelio. Mes enfants retourneront sans doute vous voir. Moi, je vous remercie de votre générosité et de votre bienveillance à mon égard et à l’égard de ma famille et bien que je ne sois pas religieux, je suis ému de la bénédiction que vous avez prononcé à l’oreille de chacun d’entre nous. Nous en portons la lumière et la chaleur, non pas celles du Seigneur, mais la vôtre.

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