Je suis intervenu à quelques reprises dernièrement pour commenter l’actuelle campagne électorale canadienne à la radio de Radio-Canada. Et à chaque fois, j’essaie d’éviter de tomber dans le piège qui consiste à disserter autour des seuls sondages. Je m’aperçois qu’il est de plus en plus difficile d’analyser une campagne électorale pour ce qu’elle devrait être: un débat entre différentes visions du pays. Nous sommes plutôt amenés à analyser les stratégies électorales de chacun plutôt qu’à disserter sur la cohérence de la vision proposée par chacun des partis. Je crois que cette première dérive est normale, car nos partis politiques sont aujourd’hui contrôlés par des firmes de communication et des stratèges qui ne désirent justement plus parler à l’ensemble de l’électorat, mais à des clientèles bien ciblées qui, additionnées, peuvent donner un nombre suffisant de circonscriptions électorales pour gouverner.
Cette problématique est accentuée par notre mode de scrutin uninominal à un tour qui suggère aux partis de rentabiliser leurs votes en profitant de la division des autres… Le sujet du port du niqab, ce «chat mort» jeté sur la table électorale, en est un exemple, mais j’y reviendrai.
C’est par cet objectif du clientélisme payant que l’on peut comprendre comment la politique étrangère canadienne de Harper est aussi une politique intérieure: son appui indéfectible à Israël et son positionnement pro-Ukraine face à la Russie visent des électorats précis, des minorités agissantes capables de faire la différence dans plusieurs circonscriptions canadiennes…
Notre démocratie y perd. Et le Canada qui nous est révélé est de moins en moins un pays cohérent. L’a-t-il déjà été? (Je dirais oui, car je crois qu’il y a eu un «rêve canadien des Québécois», porté par les Louis-Hyppolite La Fontaine, Henri Bourassa, André Laurendeau, Claude Ryan… Ce rêve est mort aujourd’hui. Plus personne ne le porte vraiment sur la scène québécoise. Seul le NPD, en promettant aux provinces un droit de retrait avec pleine compensation d’un programme fédéral créé dans un champ de compétence provinciale, peut nous faire croire qu’il répond à une revendication historique du Québec).
Les sondages vs les résultats
Tous les sondages laissent croire: à la possibilité d’un gouvernement minoritaire: aucune force politique ne semble en mesure actuellement de recueillir le chiffre magique des 170 sièges, ce qui est la majorité.
Mais je tiens ici à mentionner qu’il faut se méfier des sondages, de plus en plus, leurs méthodologies sont obscures (souvent elle n’est pas fournie lors de la publication des sondages…). Et lorsque la méthodologie est fournie, on remarque que les échantillons sont non-probabilistes, donc qu’il est difficile de généraliser à la population de référence (les Canadiens ou les Québécois). Et le sondeur J-Marc Léger critiquait certaines firmes de sondages cette semaine, disant que la pondération du vote qu’elles proposent ne tient pas compte des réalités régionales (celle du Québec particulièrement)… Et quoiqu’il en soit de la justesse de la mesure, l’électorat est très volatile actuellement, surtout au Québec.
Je dirais donc que le problème des sondages actuellement est qu’ils influencent plus le comportement électoral et l’opinion politique des gens qu’ils ne la mesurent réellement.
Finalement, il faut se rappeler que le % de vote prévu pour chaque parti ne se transposera pas de la même manière en sièges: notre mode de scrutin «uninominal à un tour» génère des distorsions importantes entre le % de vote exprimé et le % de sièges obtenus par chaque parti. À ce sujet, il est fort possible que nous nous dirigions vers un résultat où les libéraux de Trudeau auront plus de votes que les conservateurs, mais que ces derniers «remportent» le plus de sièges…
Le même effet de distorsion pourrait voir les libéraux et les néo-démocrates à égalité au Québec en terme de % de vote, mais dû à la concentration du vote libéral dans plusieurs circonscriptions, il est possible que le NPD ait plus de sièges que les libéraux au Québec, avec un appui populaire équivalent ou moindre…
Cette élection demeure donc une boîte à surprise… Et si le PC comme je le crois, remporte le plus de sièges, on se dirige vers une crise constitutionnelle: M. Harper pourrait perdre la confiance de la chambre rapidement, demander la dissolution du parlement, dissolution qui pourrait lui être refusée par le Gouverneur-Général (nos conventions constitutionnelles n’aiment pas les élections à répétition) et celui-ci pourrait alors offrir le pouvoir à une opposition coalisée (PLC-NPD)…
La question de l’urne?
Les rassemblements familiaux de l’Action de grâce sont souvent l’occasion de tâter le pouls de la famille et des proches… Et ce que les gens finissent par se dire, c’est: quelle est la question centrale, l’enjeu central de cette élection? On pourrait alors voir que la question du niqab, qui a fait beaucoup de bruit, soit reléguée au second plan dans ces considérations…
Cette question est tout-de-même à l’origine de la dégringolade du NPD et de la remontée des conservateurs (et d’une certaine renaissance du Bloc)… Mais la question du vote stratégique sera sans doute la question dominante de cette semaine. Plusieurs électeurs se disent actuellement, partout au Canada, comment battre le gouvernement Harper. Et comme les sondages (qui influencent plus qu’ils ne mesurent l’opinion) semblent démontrer que les libéraux ont plus de chance de battre les Conservateurs, il est possible qu’ils bénéficient de ce vote stratégique…
Mais avant d’évacuer la question du niqab, quelques mots. Bien sûr qu’il y a quelque chose d’épouvantablement cynique dans le fait que M. Harper, qui aurait pu agir dans ce dossier pour faire prévaloir sa position, a justement décidé de jouer sur cet enjeu polarisant… Mais dire que ce n’est pas un enjeu est aussi une fuite! Un pays se construit aussi sur des valeurs… À partir du moment où un tel enjeu arrive sur la table (comme un chat mort), on peut en débattre.
Et là, il faut souligner le paradoxe du niqab: une femme qui le porte cherche sans doute à indiquer sa modestie, son effacement devant Dieu. Or, dans une société comme la nôtre, on ne voit qu’elle! Elle est loin d’être discrète par son accoutrement dans un pays comme le Canada. Elle adopte alors un comportement ostentatoire, contraire à l’exigence de discrétion pieuse qui est ce qu’elle croit adopter… Elle ne veut pas se montrer mais on ne voit qu’elle si elle s’habille ainsi… Deuxième paradoxe: celles qui le portent et qui veulent absolument le porter, en toutes circonstances, même lors d’interactions avec l’État, le font généralement au nom de l’égalité des droits. Pourtant, leur comportement génère une inégalité: elle nous voit, nous ne pouvons la voir! Au-delà de la «rupture anthropologique», il y a quelque chose de profondément irrespectueux et offensant dans ce braquage identitaire. Autant ceux qui vont voter avec un sac de patates sur la tête incarnent eux aussi un braquage identitaire, autant les partisans du port du niqab sont soit eux aussi (inconsciemment) braqués contre la société, soit adeptes d’un multiculturalisme qui débouche sur l’indifférence à l’égard de l’Autre, tant qu’il n’entre pas en relation véritable avec moi…
Une fois ces choses dites, je suis d’accord pour dire que l’enjeu du niqab ne devrait pas être un enjeu pour cette campagne!
Enjeux oubliés
Les autochtones? Le logement social? Ces deux thématiques sont intimement liées. En réglant le problème immense du logement des peuples autochtones, on diminue toutes les autres problématiques sociales de ceux-ci: violence, inceste, décrochage, etc.
Les transferts sociaux canadiens vers les provinces (ce qui est relié au Québec à la question du déséquilibre fiscal) ont aussi peu faits partie du débat. Même le pétrole, son exploitation et son transport, furent des sujets en périphérie du débat. Pourtant, c’est le marqueur principal de mon vote! (vous comprenez que les trois grands partis sont alors évacués de mon vote!).
Sprint final
Chaque parti va chercher à marquer les consciences de l’électorat cette semaine. Qui représente mieux la soif de changement? Chaque parti va aussi chercher à mobiliser sa base militante et ses sympathisants. Et dans ce domaine, les conservateurs sont excellents: c’est un parti qui a une plus grande base militante que les autres (surtout au Canada anglais)… Sans parler de certaines tactiques électorales peu recommandables qu’ils ont adopté par le passé et qui pourraient être appliquées à nouveau cette fois-ci…
Finalement, le choix d’une longue campagne électorale aura servi l’équipe de Harper. D’abord, il est intéressant pour eux d’avoir commencé la campagne derrière le NPD. Cela a favorisé le fait que les lumières étaient dirigées dans les premières semaines sur Tom Mulcair plutôt que sur Harper et son bilan. Le retard des conservateurs dans les intentions de vote ont aussi remobilisé la base électorale conservatrice, qui s’est dit que même s’ils étaient partiellement insatisfaits de Harper, celui-ci demeurait à leur avis préférable aux autres options…
Le PLC et Harper et même certains médias ont alors déconstruit le personnage de M. Mulcair, soulevé ses contradictions, etc. Et comme la lutte entre PLC et NPD était serrée, M. Harper a pu faire une campagne relativement tranquille… Et le fait que la campagne soit longue a favorisé le fait qu’on oublie le scandale au Sénat (affaire Duffy). De plus, certains enjeux qui sont survenus dans cette campagne semblent avoir profité aux conservateurs (niqab et Partenariat transpacifique). Et d’ici à la fin, les conservateurs sont sans doute ceux qui ont encore des re$$ources…
On a donc eu (et ce n’est pas fini) une campagne pleine de rebondissements! On se reparlera de mes prédictions (victoire minoritaire du PC de Harper puis crise constitutionnelle)…
Ce texte vaut tous les éditoriaux du Devoir et de La Presse écrits durant la campagne .
Je parle des écrits de Descoteaux , de Robitaille ,de Josée Boileau,de Paul Journet ..
Malheureusement , Il existe cette réalité brutale :
Le Voisin vient de s’exprimer en 20 paragraphes et le lecteur moyen lit généralement un maximum de 3 paragraphes…en diagonale..
» .
C’est bien gentil d’encenser le Voisin. Inutile pour ce faire de maltraiter « le lecteur moyen », dont le suis, et les professionnels de la presse écrite, dont je ne suis pas. J’avoue ne pas m’être rendu à la fin du texte. La concision est une qualité qu’il faut reconnaître aux éditorialistes dont monsieur Graton parle. Par ailleurs, l’auteur aborde sans véritable fil conducteur beaucoup de thèmes qui auraient valu pour chacun une entrée de blogue… un peu plus étoffée.
Je suis un vrai « lecteur moyen ‘ , un octogénaire qui souffre depuis 80 ans de déficit d’attention .
» écris- moi lentement , pcq je ne lis pas vite . »
Évidemment, le texte pourrait servir de base pour quelques éditoriaux MAIS Le Voisin n’est pas éditorialiste ,
Il est prof de cegep, et tout un prof.
Enfin(!!!), vos deux petits paragraphes, sur le »paradoxe du niquab », résument parfaitement le malaise que suscite cette poignée (quelques dizaines) de bonnes femmes et leur bout de tissus asocial. Par contre, cette situation, aussi malaisante soit elle, n’est certainement pas un enjeu électoral.
Les quelques centaines d’enfants autochtones qui crèvent, eux, dans l’indifférence la plus crasse, devraient être un enjeu incontournable dans une société qui se veut égalitaire et juste.
Merci pour ce texte; lorsque j’ai besoin d’une bonne dose de paternalisme dégoulinant de mépris pour la masse, je lis un éditorial de LaPresse qui veut orienter mon vote vers la seule voie lumineuse possible: le parti liberal du Canada. Lorsque je veux lire autre chose, je viens ici.
le paradoxe du niqab est mieux expliqué en 2 ‘ petits paragraphes :’que dans un édito d’une de nos ‘têtes bien faites ‘.
Excellent résumé de cette campagne électorale, je me sens manipulée par ce gouvernement conservateur comme jamais. Je partage votre pronostic, les conservateurs minoritaires malheureusement.
Il ne manquerait que 4% aux libéraux pour «entrer dans la zone payante de notre mode de scrutin» et envisager ainsi un gouvernement majoritaire… 4% c’est beaucoup, mais on sent que c’est possible… Je ne me réjouis pas de cette éventualité. Je préférerais que Harper se fasse renverser rapidement et qu’une coalition prenne sa place… Cela aurait le mérite de préciser nos conventions constitutionnelles qui ont été mises à mal par Harper et Michaëlle Jean en 2008… En plus de limiter le pouvoir des libéraux: ceux-ci n’ont pas perdu leurs réflexes du pouvoir comme un pot à biscuit dont on peut se servir impunément (Daniel Gagnier, co-directeur de campagne de Justin Trudeau vient de démissionner pour avoir simultanément conseiller Énergie Est…)
Merci pour votre texte car j’abonde dans votre sens : Les sondages influencent l’opinion publique et je m’en méfie tjrs pour avoir été moi-même une ancienne journaliste. Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi les journalistes accordent aujourd’hui autant de crédit à ces sondages en les commentant à tout va, influençant eux-aussi l’opinion des électeurs. En tant qu’électrice, je me fais un devoir d’aller sonder les programmes de chaque candidat pour savoir quel programme me rejoint le plus, afin de pouvoir voter pour un programme et non pour une personne, après tout c’est bien son programme qui importe et non ses discours maquillés et très orientés. Mais force est de constater qu’en allant sur les plateformes des partis, le détail des programmes tel qu’il est écrit n’est pas accessible au commun des mortels. Les potiticiens manient si bien l’art de la langue de bois… même dans leurs écrits. Je ne vois pas non plus de vrais débats politique à la télévision. Les débats programmés durant cette campagne ne sont que des joutes oratoires avec pour seul objectif de descendre l’adversaire. Même si ce type de débat est aussi nécessaire, il faudrait également des débats où chaque chef peut aisément exposer son programme sans avoir à se faire couper la parole, afin que les électeurs puissent avoir une idée claire de ce qu’il projette et dans un langage accessible. Bref, un rêve peut-être.