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Foi et raison: le nécessaire dialogue

Les rapports entre foi et raison apparaissent de plus en plus conflictuels, particulièrement en Occident, où le rationalisme, puis l’importance de la révolution technoscientifique a fini par «désenchanter le monde» et freiner l’importance du référent religieux. Mais ce conflit apparent entre Foi et Raison s’incarne aussi dans une thèse que je considère dangereuse et qui est pourtant sans cesse alimentée par l’actualité : je parle de ce supposé conflit civilisationnel entre islam et occident… Un islam qui serait irrationnel et un occident qui aurait renoncé à la foi. Cette thèse est non seulement problématique, elle est aussi dangereuse.

(À noter que je privilégie la dialectique foi et raison plutôt que celle entre religion et science puisque ces deux dernières sont des institutions formelles alors que foi et raison sont des postures personnelles qui laissent plus de place au dialogue…)

Chez nous, le «conflit» entre foi et raison prend une tournure particulière, pas toujours agréable non plus, puisque suscitant un braquage identitaire entre des minorités pour qui la croyance religieuse est indissociable de leur identité personnelle et une modernité québécoise qui s’est construite contre la religion, contre le discours religieux. Sans doute à l’excès, car en évacuant de manière intempestive tous nos référents religieux et en adoptant une méfiance quasi-allergique aux discours religieux de toutes sortes, de toutes tendances, de toutes confessions, on peut dire que le Québec moderne se prive du droit à l’émerveillement, d’une ouverture réelle aux multiples façons d’entrevoir et de vivre la vie. J’y reviendrai. Mais il y a une explication historique à cela : le Québec a trop longtemps été littéralement dominé par le clergé catholique… Et la libération individuelle de la génération de la Révolution tranquille s’est opérée en repoussant le religieux…

Donc dans les rapports foi et raison : comment sortir du conflit apparent? Comment (re)trouver la voie de la réconciliation et du dialogue? J’entends ici brosser un portrait des conditions de ce dialogue plus que jamais nécessaire.

Il faut d’abord exposer les soubassements de ce conflit apparent. Ils sont nombreux et variés, donc j’y vais à grands traits.

La raison est le principe-guide de la démarche scientifique. Et depuis Galilée puis Darwin, on sait que la science a grandement contribué à fragiliser le discours religieux et sa prétention à embrasser toute la réalité. Par l’usage de la raison, on peut dire qu’on recherche la vérité. Cette raison, cette recherche de la vérité devrait nous donner accès au savoir. Or, si la foi pose problème ici c’est parce que croire en Dieu nous propose d’avoir accès à une vérité inaccessible… Croire, ce n’est pas savoir… Dans la perspective rationaliste, est-il légitime de croire à ce que l’on ne peut savoir? Lorsqu’on parle de la croyance en Dieu, on parle justement d’un acte de foi : croire sans preuve. On fait appel à une conviction intime. Pour parler comme Pascal, la foi est un pari. Un pari en faveur de l’espérance. Et pour les croyants, ce pari est gagnant puisqu’il nous évite de tomber dans une vie vide, misérable. On comprend bien que la croyance en Dieu – quel qu’il soit – repousse les limites de la raison et s’inscrit même en partie contre celle-ci… La foi puise ses fondements dans un émerveillement, dans l’irrationnel.

J’aimerais maintenant faire ressortir quelques idées, quelques principes qui nous permettraient de surmonter l’apparente difficulté à réconcilier foi et raison.

On l’a vu, la raison ou l’approche strictement rationnelle pose un défi important aux croyants puisqu’ils ne peuvent prouver l’existence de Dieu. Voilà pourquoi on dit que croire en Dieu est un acte de foi! Mais la foi pose aussi un double défi à la raison : car trop d’insistance sur la raison peut mener à des dérives… Il y a une perte, un appauvrissement de l’expérience humaine si on ne carbure qu’à la raison. L’imagination recule, l’émerveillement disparaît. Croire en Dieu implique effectivement de croire qu’il y a, au-delà de l’expérience sensible, vécue, vraie, quelque chose qui nous surpasse… Juste pour illustrer à quel point la religion – toutes les religions – contribue à élargir les horizons de l’esprit humain, je dirais que la foi implique justement une capacité à imaginer ce qu’on ne peut expérimenter concrètement par la seule raison, dans notre quotidien. Cette ouverture vers un imaginaire religieux a selon moi fortement contribué au développement des arts. L’histoire de l’art est indissociable de cet appel à la transcendance qu’impliquent toutes les religions.

Et le paradoxe aujourd’hui, c’est que nous sommes confrontés à deux fondamentalismes ou à deux fanatismes qui s’attaquent tous deux, d’une manière que je crois funeste, au pouvoir de l’imagination (donc ultimement à la liberté sous toutes ses formes).

Les divers fondamentalismes religieux sont généralement hostiles à la liberté de création (vous vous rappelez l’acharnement des fondamentalistes chrétiens contre Madonna et Martin Scorsese dans les années 1980? Ou la folie destructrice du groupe armé EI – ISIS ou Daech – face à l’art figuratif ou encore celle des talibans face à la musique?). Les intégristes de toutes religions ont une conception restrictive de ce qui est licite et illicite, de ce que leur interprétation rigide des textes prescrit et proscrit.

Mais je dirais aussi – sans doute dans une moindre mesure ou du moins dans un contexte moins violent et moins funeste que ce que suscitent le fondamentalisme et le fanatisme religieux – je dirais donc que le culte de la seule raison, de l’expérience mesurable, vécue, a contribué aussi à un appauvrissement des arts, à un recul de l’imaginaire, à un tarissement de la vie. Par exemple, la littérature contemporaine met beaucoup d’emphase sur l’autofiction… Comme si la vérité de l’expérience humaine ne devait effectivement reposer que sur le vécu expérientiel concret… Je ne crache pas sur les romans de l’autofiction, plusieurs m’ont littéralement soufflés, mais il me semble que ce type de littérature, s’il prend toute la place, est le produit d’un amour peut-être démesuré de la raison. Plus grave encore est le fondamentalisme du marché qui marque nos sociétés, où tout est calculé selon un rapport coûts et bénéfices, dans une approche supposément rationnelle qui risque de corrompre à terme tous ces biens qui ne devraient jamais entrer dans la logique marchande (1).

Les arts en général et les sociétés humaines par extension devront toujours entretenir ce sain dialogue entre raison et foi, entre réalité concrète et émerveillement, sans quoi il me semble, nous en serions tous appauvris…

Dans la chrétienté, Vatican II est un concile qui aurait ouvert ce pont (déjà tracé au XIIIe siècle par Thomas d’Aquin) entre Foi et Raison. Plusieurs penseurs, théologiens ou non, ont insisté sur la nécessité de revenir au message biblique, particulièrement à celui offert par la figure du Christ, comme un message humaniste de l’amour du prochain, quel qu’il soit, croyant ou non. Ce qui m’a plu dans la lecture du livre Le Royaume, d’Emmanuel Carrère, c’est qu’il insistait dans sa compréhension du message de Jésus et de ses apôtres sur son côté justement contre-intuitif – en partie irrationnel donc : aimer son persécuteur, lui pardonner, avoir une préférence pour le rejeté plutôt que pour notre semblable… Or, cet appel pour l’amour du prochain, on le retrouve aussi dans le Coran.

Pour citer une lettre co-écrite par un nombre important de membres du clergé de différentes Églises chrétiennes et de Docteurs de la foi musulmane de toutes tendances publiée en 2007 : il y a une parole commune entre la chrétienté et l’islam. Cette parole commune s’articule autour de deux principes qui sont les fondations véritables des deux religions : l’amour du Dieu unique et l’amour du prochain. Ces principes sont énoncés à plusieurs reprises dans la Bible et dans le Coran et les deux sont indissociables! Le principal commandement d’Allah au Prophète est Tu n’aimeras qu’Un seul Dieu et «Aucun d’entre vous n’est croyant tant que vous n’aimerez pas pour votre prochain ce que vous n’aimerez pas pour vous-mêmes». Dans le Nouveau testament, on ne dit pas autre chose…

Par cette parole commune, on trouve une piste de réconciliation entre foi et raison mais aussi dans ce supposé conflit entre un orient musulman et un occident chrétien. S’il faut aimer son prochain comme soi-même et s’il n’y pas de commandement plus grand que celui-là, «il faut se garder de nous prendre les uns les autres pour des maîtres en dehors de Dieu». Charb, cet assassiné de Charlie Hebdo, connaissait donc ce principe lorsqu’il disait que ceux qui tuent au nom de Dieu commettent un blasphème…

L’Autre croit ou ne croit pas en Dieu. S’il croit en Dieu, il est possible qu’il ne croit pas en le même Dieu ou de la même manière. Mais il nous faut l’aimer quand même. Même si on croit qu’il est dans l’erreur. Voilà une piste de réconciliation qui part de la foi pour nous amener à la raison.

Si vous n’aimez ce chemin, puis-je vous proposer alors le chemin inverse en soulignant la posture prometteuse d’Eric-Emmanuel Schmitt? Celui-ci propose plutôt de partir de la raison pour nous réconcilier avec ceux et celles qui ont la foi.

Eric-Emmanuel Schmitt nous enseigne qu’il n’y a qu’une posture à adopter devant la question de Dieu, c’est celle de l’ouverture. Dieu existe-t-il? Trois possibles réponses acceptables: i) Je ne sais pas, mais je crois que oui; ii) Je ne sais pas, mais je ne crois pas; iii) Je ne sais pas et je m’en fous.

Toutes les autres postures, celles qui apportent une réponse tranchée (oui Dieu existe; non Dieu n’existe pas), sèment le germe d’une certaine intolérance, contraire d’ailleurs au message d’origine que chacune de ces religions monothéistes devait d’abord porter… Même les partisans de la raison seule doivent admettre qu’ils ne peuvent prouver la non-existence de Dieu… Ce que j’aime dans le positionnement philosophique d’Eric-Emmanuel Schmitt, c’est qu’il discrédite les fanatismes de tout acabit : le fanatisme des incroyants comme celui des croyants. Foi et raison entrent alors en dialogue.

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En conclusion, j’aimerais citer trois penseurs contemporains de l’islam qui, je le crois, entretiennent un dialogue serein et fort riche entre foi et raison. Tous trois sont croyants. Tous trois ont la foi. Ils sont persuadés que le Saint Coran représente une révélation. Une parole divine transmise au Prophète. Mais ils affirment tous les trois la nécessité d’interpréter cette parole, cette révélation divine à la lumière de la science historique, donc en dialogue avec la démarche rationnelle. Mohammed Arkoun, Abdou-Filali Ansary et Abdelmajid Charfi insistent tous à leur manière sur l’importance de relire le Coran et ses diverses interprétations en tenant compte de la linguistique de l’époque de la révélation, du contexte historique et social qui a pu favorisé le développement de certaines écoles coraniques, de faire dialoguer les écritures avec l’époque, de faire du fiqh (le droit coranique tel qu’il s’est construit au fil du temps) une tradition à réinterpréter sans cesse à la lumière des connaissances scientifiques, linguistiques, historiques qui nous sont de plus en plus accessibles. Ce sont donc des penseurs de la modernité islamique. Ils entretiennent eux aussi, et ils ne sont pas les seuls, un dialogue permanent entre foi et raison (dialogue déjà présent chez un penseur comme Ibn Khaldoun – 1332-1406).

On voit bien, à la lumière de ce trop long exposé, qu’il est faux de prétendre à une incompatibilité entre foi et raison ou pire, qu’il est problématique d’adopter la grille d’analyse simpliste et dangereuse du choc civilisationnel entre islam et occident. Celui-ci, on l’a vu, n’existe ni dans la foi ni dans la raison.

 

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(1) Voir Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter (What money can’t buy), 2012.