J’ai terminé de lire, doucement parce que je voulais le déguster, le dernier livre de Frédérick Lavoie, intitulé Avant l’après – Voyages à Cuba avec George Orwell.
Le livre prend prétexte de la réédition de 1984 à Cuba en 2017, une première depuis la dernière mise à l’écart du livre vers 1961, lorsque la révolution cubaine a assumé son basculement dans la sphère d’influence soviétique…
J’ai moi aussi voyagé à Cuba l’année dernière, sentant comme Frédérick Lavoie que nous assistions alors à une période de pré-basculement: avant l’après Castro… Comme Lavoie, j’ai surtout sillonné la capitale. Quelle ville! Et quel peuple! Les Cubain(e)s de La Havane nous regardent droit dans les yeux, sans agressivité mais sans relâchement. Ils et elles assument leur défiance aux gringos que nous sommes et leurs regards ne sont pas désintéressés, ils sont parfois même concupiscents, mais jamais inquiétants.
Il faut dire que je lisais à l’époque l’extraordinaire Trilogie sale de La Havane de Pedro Juan Gutierrez. Cela a donc teinté mon propre regard. Voilà un grand roman, interdit de publication à Cuba parce que révélant de manière trop crue et trop cruelle la misère économique et les pratiques sexuelles débridées du Cuba de la décennie 1990, époque où le régime castriste perd son principal allié, l’Union soviétique qui implose. Époque de pénuries donc. De désespoir. De cynisme absolu. La galerie de personnages inventés par Pedro Juan Gutierrez est rocambolesque mais réaliste, comme ce pays et ses habitants aux multiples visages: car à Cuba, il y a des Cubains noirs et des Cubains blancs (et des culs ben blancs!).
Le Cuba de la décennie 1990, époque appelée «période spéciale en temps de paix» par le régime, est décrite avec humour et sans complaisance par Gutierrez, et on comprend très bien en quoi son propos et les descriptions qui l’accompagnent furent perçus comme subversifs par les autorités… Et on se dit que cette période de misères et de désenchantement envers la révolution et ses possibilités a dû léguer chez les Cubains une forme de sagesse ou même une modestie quant aux espoirs que nous devons envisager pour l’après Castrisme…
C’est en tout cas ce que semble dire Frédérick Lavoie dans son livre: la transition lente vers ce qui viendra après a le mérite de pouvoir bénéficier des errances passées subies par la Russie, la Hongrie, la Roumanie et les autres pays de l’Est qui ont vécu un grand basculement vers le capitalisme. Ces changements brusques se sont révélés décevants entre autres parce que les attentes (et les promesses de liberté) étaient grandes chez la population. Les Cubains en ont vus d’autres et les utopies, qu’elles soient communistes ou néolibérales ne sont plus susceptibles de les enivrer. La lucidité froide de ce peuple chaud et patient les sauvera peut-être d’une dérive qui avalerait tout sur son passage.
Autre très belle lecture inspirée de Cuba: Dieu n’habite pas La Havane de Yasmina Khadra. Voilà un roman presque policier qui décrit très bien l’ambiance musicale, la fraternité et les sensualités multiples des habitants de cette île qui a marqué l’histoire. Comme toujours, la plume de Khadra réussit à nous porter avec volupté dans un univers simple, réaliste mais magnifié par des descriptions d’une rare beauté.
Trois lectures de grand calibre pour ceux et celles qui désirent plonger dans cet univers quasi-irréel d’une société qui attend sa transformation avec espoir et circonspection, comme dans une quête d’équilibre entre une contre-révolution qui ferait tabula rasa et une position de repli anti-américain.
Ces images de La Havane qui nous hantent: les vieilles voitures américaines d’une époque de grandeur, les murs délavés par le soleil et la mer, l’architecture coloniale combinée au modernisme soviétique. Le quartier du Vedado, où des demeures bourgeoises en décrépitude côtoient des manoirs au potentiel architectural pour devenir de grands hôtels ou des restos quatre étoiles! Puis, Habana centro, là où l’on a l’impression de circuler dans la vraie vie, celle qui ne dort jamais vraiment, celle qui nous donne en même temps la sensation de traverser des scènes de cinéma-vérité. Sensations. Voilà ce qui vibre en nous lorsque nous marchons dans Habana centro. Ses gens, leurs regards, le chaos paisible de ses rues. Et nos yeux de voyageurs impudiques qui s’immiscent pour voir à travers les portes ouvertes des maisons surpeuplées du quartier pour deviner ce qui s’y passe…
Frédérick Lavoie croit que le dernier interdit du régime concerne la possibilité de critiquer Fidel. Je me dis que comme dans 1984, les futurs détenteurs du pouvoir pourront toujours réécrire le récit du passé pour qu’il s’arrime au dogme du présent. Et comme dans 1984, on peut penser que les relations intimes entre deux êtres demeureront toujours un acte de résistance… Quelque soit l’avenir de Cuba: s’étreindre, c’est résister!