De retour de mon séjour annuel dans les Adirondack, où j’ai lu en simultané avec mon gars L’étranger d’Albert Camus, je me suis ensuite plongé dans un drôle d’objet littéraire: Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud. Et en même temps, je suis en train de lire Ce que le jour doit à la nuit de cet extraordinaire écrivain qu’est Yasmina Khadra. Disons que je trouve ces lectures fort à propos dans la conjoncture actuelle, où les Algériens sont en train de faire émerger leur printemps, si longtemps retenu ou auto-censuré par la peur d’un retour de l’implosion violente et horrible des années noires de la décennie 1990…
C’est Kamel Daoud qui m’a incité à relire L’étranger. En effet, son livre est une sorte de réponse au classique de Camus. On pourrait même dire qu’il répond à un besoin: celui de nommer la victime au cœur de l’intrigue dans L’étranger qui n’est alors désignée que sous le vocable anonymisant de «l’arabe». Kamel Daoud, transporté par un sentiment d’injustice ressenti à la lecture de Camus, décide alors de raconter l’histoire de cet arabe assassiné, d’accompagner sa famille qui vit le deuil de cet homme qui n’est qu’accessoire à l’histoire de L’étranger. La démarche est intéressante, elle participe à une forme de décolonisation de l’intérieur, car les Algériens n’ont pas fini d’entretenir une relation tordue avec la France (et l’inverse est aussi vrai). Daoud décide donc de se réapproprier le récit de cet arabe générique, de lui redonner un nom, une histoire, et du coup, il critique autant la période coloniale que l’œuvre de Camus qui a sciemment ou non banalisé l’assassinat de cet «arabe» sans nom et sans histoire. Il relate alors sa colère à l’égard du récit de Camus, mais celle-ci n’est pas pathétique, car il semble répondre à une œuvre et à un auteur qu’il respecte par ailleurs. Sa démarche m’apparaît comme une impulsion, une volonté de corriger ce qu’il a ressenti comme un déni de l’histoire de son peuple.
Extraits: «Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. C’est comme la négritude qui n’existe que par le regard du Blanc. Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage et des habitudes. Point. Eux étaient «les étrangers», les roumis que Dieu avait fait venir pour nous mettre à l’épreuve, mais dont les heures étaient de toute façon comptées: ils partiraient un jour ou l’autre, c’est certain. C’est pourquoi on ne leur répondait pas, on se taisait en leur présence et on attendait, adossé au mur». (…) «Cette histoire – je me permets d’être grandiloquent – est celle de tous les gens de cette époque. On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom, flottant dans l’angle mort du paysage».
Ces passages sont révélateurs. D’abord parce qu’à mots couverts, Daoud reconnaît que les Algériens considéraient eux aussi les Français comme une altérité générique : «les étrangers». Aussi parce qu’en resituant et en restituant l’histoire de cet arabe assassiné, il permet aux Algériens (et à ses lecteurs) de se réapproprier une histoire qui fait partie des œuvres les plus connues de la littérature du XXe siècle, mais dans laquelle les habitants du pays étaient caricaturés, banalisés, accessoires au récit du héros de Camus. Ça m’a pris quelques chapitres avant de vraiment apprécier cette contre-enquête, mais assez rapidement, j’ai plongé dans ce récit parallèle qui se joue à quelques vingt ans d’intervalle. L’étranger de Camus se passe en 1942, à l’époque de l’Algérie française. La contre-enquête de Kamel Daoud se passe au moment de l’indépendance algérienne. C’est donc une prise de parole individuelle qui débouche sur une liberté collective et on sent très bien ces entremêlements du drame vécu par une famille qui se transpose ensuite sous une forme nationale…
Et puis, lire ce livre en 2019, au moment où les Algériens se rebutent contre le 5e mandat du Président-zombie Abdelaziz Bouteflika, qui a annoncé, à la suite des manifestations monstres contre sa candidature, qu’il ne se représentera pas, mais qui a du même coup repoussé l’échéance électorale, disons donc que lire ce livre aujourd’hui, en plus de plonger en même temps dans le livre de Yasmina Khadra qui relate lui aussi les années de l’indépendance algérienne, c’est comprendre qu’on ne peut maintenir trop longtemps un peuple dans le silence. Un jour ou l’autre, il sortira de son mutisme, il cessera de se taire et d’être adossé au mur pour se reprendre en main et crier son besoin de liberté.
Le printemps algérien de 2019 se poursuit. On ne sait où il aboutira. Mais le livre de Kamel Daoud – comme celui de Khadra d’ailleurs – participe à cette volonté de se raconter soi-même et de prendre le contrôle d’un récit qui a trop longtemps été monopolisé par les autres, les Français avant l’indépendance, puis les militaires à la tête de l’État algérien ensuite.
Et cette prise de parole ne passe pas que par la littérature! Les stades de foot sont aujourd’hui investis par une jeunesse qui chante sa colère contre les dirigeants du pays. Le vertige de la liberté est peut-être en train de l’emporter sur la crainte de l’instabilité et du retour à la violence… Souhaitons que le pouvoir en place cesse de jouer au faux dilemme: c’est nous ou les islamistes! Les Algériens ne veulent pas remplacer une dictature implacable par une autre. Ils et elles aspirent à une nouvelle indépendance.
On était Moussa pour les siens, dans son quartier……il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux (les Français) pour tout perdre è commencer par son prénom etc. Ce passage de votre article me touche énormément. Ca me remet en question. Peut-être p.c.q. j’ai travaillé avec des autochtones pendant 20 ans? Je peux imaginer comment ils se sentent lorsqu’ils quittent leur village (réserve) et arrivent chez eux dans le sud (Montréal, Québec etc.)