Je fais lire à mes étudiants le chapitre VI du 2e tome du livre De la démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville en vue de leur examen final. Plusieurs passages de ce chapitre méritent selon moi d’être mijotés:
« Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter. (…)
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?
C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre (note du prof: la raison individuelle); qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. (…)
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple».
Que dire de plus? La nouvelle tyrannie sera douce. Elle s’immiscera avec notre consentement. Elle ne nous brisera pas, elle nous pliera. Relisez la description que Tocqueville fait du despotisme doux et pensez à ces engins de type Google home et autres enceintes connectées qui progressivement, réguleront de manière conviviale la vie d’un nombre de plus en plus important de gens dans les prochaines années, sous prétexte que cela facilite nos vies…
Les dystopies du XXIe siècle ne sont plus du même acabit que celles imaginées par George Orwell ou Ray Bradbury… Elles sont plus complexes. Il ne s’agit plus du danger d’un immense pouvoir étatique qui domine toute la vie en écrasant l’individualité, mais plutôt d’immenses pouvoirs privés qui finissent par en savoir plus sur notre individualité que nous mêmes et qui nous mènent comme un troupeau d’animaux industrieux et obéissants. Nous assisterions alors à ce que Jürgen Habermas appelle une publicisation du privé combinée à une privatisation du public: Une société de surveillance qui confine l’individu à une transparence totale, à la disparition de son droit à l’intimité et au secret, puis, simultanément, un immense pouvoir privé qui détourne le bien public – l’accès à une information factuelle, au journalisme d’enquête, à un savoir universitaire, à un environnement de qualité, à des milieux de vie habitables, à une richesse collective qui n’est pas accaparée par une petite élite trop nantie, etc.
La démocratie peut forger des individus tous égaux, mais tous faibles: telle était la peur que Tocqueville entrevoyait. Il envisageait aussi que le renfermement des individus «dans la solitude de leurs propres coeurs» pouvait conduire à un peuple d’esclaves, incapables de choisir de grands leaders parce qu’ayant perdu la capacité de raisonner… Mais en cette matière, pas besoin d’imaginer quand Google home aura pris le contrôle (et nous aura transformé en Google homme); juste à regarder comment Trump est arrivé et comment il se maintient au pouvoir jusqu’ici… Nous nageons déjà dans le despotisme doux!
Mais le désespoir peut être surmonté. Tocqueville mettait beaucoup d’espoir dans la liberté d’association et dans l’effet catalyseur du contact des citoyens entre eux pour assurer une vie collective capable de résister aux basculements vers la tyrannie. Réapprendre la citoyenneté et refuser le statut de consommateur auquel on veut nous confiner. Voilà le programme! Viser une vie de qualité plutôt qu’une qualité de vie (trade mark)…
On s’en r’parle!
Autrefois, on craignant les alliances entre les églises ( le religieux ) et l’état. Même si, théoriquement, on a apparemment séparé les églises de l’état dans la plupart des démocraties occidentales, il ne faudrait pas sous-estimer leur pouvoir, comme on s’en rend compte au sujet du débat sur l’avortement, qui remonte à la surfance en Amérique du Nord.
Aujourd’hui, nous devons nous méfier d’une forme d’alliance tout aussi dangereuse, soit celle des grandes corporations qui s’affichent comme étant internationales et les états. Nous vivons, dans plusieurs de nos apparentes démocraties, dans des régimes oligarchiques. C’est, à mon avis, le cas aux États Unis d’Amérique.
De retour dans son pays natal au moment où s’amorce la 2e Grande Guerre, après un exil volontaire d’une dizaine d’années en France, Henry Miller rend compte de son dépaysement dans An Air-Conditioned Nightmare ( publié en 1945 ). Il est déplore justement le vide spirituel de ses concitoyens. Simone de Beauvoir avait fait un constat semblable, dans son compte-rendu de son propre Road Trip à travers les ÉUA de février à mai 1947, L’Amérique au jour le jour.
Deux penseurs ont admirablement bien décelé les tendances sociales d’aujourd’hui : Debord, dans son essai La Société du spectacle, et Herbert Marcuse, dans L’Homme unidimensionnel.
Ce qui me rassure quelque peu, c’est que des jeunes d’aujourd’hui semblent vouloir reprendre le relais des contestations du début et de la mi-temps du siècle dernier. Aux EUA, on peut déceler des tendances. Il semble que les plus jeunes n’aient plus peur du terme « socialisme », bien qu’ils ne savent nécessairement pas savoir ce que cela signifie en réalité. Lors de mes périples aux États, on m’a demandé des questions sur les politiques de notre premier ministre socialiste – Justin, l’adepte du selfie…