Encore une fois «nous» parlons et reparlons du drame lié au non-enseignement de l’histoire dans les écoles québécoises. Cette question me touche profondément et suscite chez moi quelques remarques en vrac.
Premièrement, comment expliquer le manque de courage de tous les gouvernements depuis à peu près cinquante ans? Pourquoi libéraux et péquistes craignent-ils à ce point l’enseignement d’une matière qui, normalement, devrait être prioritaire et fondamentale?
Deuxièmement, pendant les cinq décennies au cours desquelles j’ai enseigné la sociologie au niveau collégial (1966-2003), j’ai été estomaqué par le manque de repères historiques permettant aux cégépiens de situer leur destin à l’intérieur d’ensembles géographiques et historiques plus vastes.
Troisièmement, j’ai remarqué chez une partie des étudiants (je dirais à peu près un sur trois) un rejet quasiment total de tout enseignement qui les aurait obligés à utiliser et à alimenter leur mémoire. On me disait souvent que l’essentiel, c’est de comprendre et non pas de retenir des dates ou des noms de personnages. La mémoire, c’est bon pour les vieux et les passéistes.
Quatrièmement, j’ai rencontré de très nombreux étudiants qui, quant à eux, en voulaient aux «vieux» de ne pas leur avoir transmis davantage de connaissances historiques. Je me souviens de tous ces étudiants, épatants et stimulants, qui se passionnaient pour la connaissance du passé et qui auraient volontiers suivi une pléthore de cours d’histoire si c’eût été possible.
Cinquièmement, j’ai aussi rencontré d’assez nombreux étudiants qui, en conformité avec un certain «air du temps», considéraient que l’histoire de l’humanité a commencé le jour de leur arrivée sur cette planète. Combien de fois ai-je entendu «j’étais pas là, alors ça m’intéresse pas». Il est certain que nous vivons une époque marquée par le narcissisme, l’égocentrisme et le nombrilisme.
Sixièmement, j’ai aussi remarqué (et je ne cesse de le remarquer, comme de nombreuses autres personnes) que la culture ambiante actuelle, largement formatée par la propagande publicitaire, développe une culture du moment présent, du «carpe diem». Une société de surconsommation n’a rien à voir avec la mémoire du passé sauf si ladite mémoire peut être utilisée à des fins publicitaires et de rentabilité.
Septièmement, il est clair que nous vivons une époque au cours de laquelle l’avenir, par moments, semble assez sombre et est source de désespérance, ne serait-ce que sur le plan environnemental. Alors, si le futur est menaçant, indécis et éventuellement «apocalyptique», il reste le présent, il reste l’immédiat, il reste «l’ici et maintenant».
Huitièmement, quand l’avenir semble sombre et peu reluisant, on peut aussi se tourner vers le passé. Cela peut se faire de deux façons (au moins). Tout d’abord, on peut s’intéresser au passé de l’humanité, à ce qui a déjà existé dans divers «ailleurs» géographiques et historiques. L’histoire peut éclairer le présent et fournir des clés de compréhension. Mais on peut aussi se tourner vers le passé dans une perspective plus «nostalgique» que vraiment historique. Alors, on se met à s’ennuyer d’un «bon vieux temps» qui n’a jamais existé, d’une hypothétique petite maison perdue quelque part dans une prairie idyllique. Étymologiquement le mot «nostalgie» est lié à l’idée d’un «retour chez soi», à l’idée de la «maladie du pays». N’en déplaise à certaines personnes, je pense que l’excellent groupe «Mes aïeux» joue cette corde de la nostalgie. Et cela plaît à de nombreuses personnes. La nostalgie fait partie de l’air du temps, tout comme le narcissisme.
En fait, je me permets de livrer ces remarques un peu échevelées pour signifier que je souhaite ardemment un virage radical allant dans le sens de l’enseignement de l’histoire: notre histoire «nationale» et l’histoire de certains «ailleurs». Mais dans l’état socio-culturel qui prévaut à l’heure actuelle, il va y avoir des résistances provenant de divers horizons. La cuture de l’effort cohabite difficilement avec la culture de la facilité.
Et je termine en posant une question concernant une réflexion du philosophe Vincent Cespedes: «… il est indéniable que les gens des sociétés désacralisées entretiennent avec l’histoire la même adhésion invincible et ritualisée que les sociétés traditionnelles avec leur mythologie.» Cespedes dit-il vrai en ce qui concerne la société québécoise?
Jean-Serge Baribeau, sociologue des médias