Terroir et marché de l'alimentation au Québec : Terroir et marché de l'alimentation au Québec : Terres humaines
Je pense que

Terroir et marché de l’alimentation au Québec : Terroir et marché de l’alimentation au Québec : Terres humaines

Après avoir séduit les plus grands chefs avec les fromages de la ferme Tourilli, Éric Proulx a dû cesser sa production, au moins pour un temps. Il milite en faveur d’un marché de l’alimentation où nous serions des consom-acteurs, nos choix éclairés par des idées.

Le rêve

À 25 ans – c’était en 2000, avec la promesse d’un millénaire où l’on pourrait enfin révolutionner nos rêves –, j’ai entrepris de vivre comme dans ma jeunesse, comme mes oncles, mes voisins. Vivre en campagne, dans une maison de «grand-père», avec des collines, des forêts, un rang, une rivière, un village. Rien de trop beau! Vous conviendrez cependant qu’en 2011, en vivant «de même», on passe pour des rêveurs qui n’ont rien compris: matérialisme oblige. Bref, ce rêve que je croyais accessible était de vouloir faire ce que 14 générations de «Canadiens français» ont labouré avant moi. Je me suis fait éleveur de chèvres et fromager, avec un seul objectif, encore aujourd’hui: FAIRE VIVRE MA FAMILLE… Tout simplement.

J’ai donc planté mon arbre à Saint-Raymond-de-Portneuf, dans le rang Notre-Dame, à 50 minutes de la rue Saint-Jean. Juste assez loin pour sentir le «sauvage» en moi et éviter d’être gêné d’aller à la caisse populaire avec un manteau qui embaume l’étable! À 25 ans, t’es fort, t’es convaincu, t’es passionné… Tu vois la montagne, les rivières, les falaises… Et surtout, t’as pas peur.

La réalité… en pleine face

Sept années de vaches grasses, sept années de vaches maigres… vous connaissez le dicton? Moi, oui!! Mais j’espère toujours les vaches grasses! Les lignes qui suivent donneront un aperçu de la vie au front de l’agroalimentaire: celui de l’entrepreneurship. C’est un domaine où la compétition des «oligopoles» industriels, la réglementation sanitaire et les Bourses mondiales régissent la douce et paisible vie rurale.

Entre 2000 et 2007, j’ai «guerroyé» en première ligne: 5 heures de sommeil par nuit, 10-12 de travail par jour y compris les fins de semaine. Je supervisais des employés, la traite des chèvres à 6h du matin et du soir, réparais les bris, animais les marchés publics, développais mes activités pour me rentabiliser. En visite, ma mère venait m’aider en fromagerie, pour voir son «gars» au moins un après-midi par trimestre! Je mettais donc ma vie dans la balance pour réussir à rentabiliser mon affaire. Parti de «zéro» salaire les cinq premières années, je me donnais 12 000 $ en 2007. En 2008-2009, c’est retombé à zéro. C’est combien déjà le BS?

Tout ça, c’est pas une vie… On est tous d’accord là-dessus.

Pour m’appuyer, 18 employés dévoués ont sué au cours de ces 10 années. Après l’effondrement de ma grange, une «corvée» d’amis et de «patriotes» l’a reconstruite; cependant, la crise de la listériose (2008) structurée par le MAPAQ et les oligarques, ça a été l’attaque de l’ours. Grièvement blessé et amputé du quart de mon chiffre d’affaires, je me croyais foutu. J’ai retraité en arrière-ligne.

Pourtant, j’ai rien fait de mal, j’ai toujours fait le bien et de mon mieux. Cependant, devant la main invisible, faut faire le dos rond et panser ses blessures.

Tout mon entourage a écopé, femme, enfants, famille… Je vous épargne les détails. Cela s’appelle «manger son capital humain».

Avez-vous le vertige? Faut pas! Ma vie n’est pas unique, elle est la réalité de milliers de paysans, petits entrepreneurs, travailleurs ruraux, chacun ayant des seuils de tolérance différents, mais en commun la perte de dignité. Toutefois, cette souffrance ne fait pas les grands titres et elle est difficile à saisir pour un citoyen dont le seul souci est de payer son panier d’épicerie «le moins cher» possible.

Les racines de l’espoir

Ma foi vient de mes racines, de mon amour du pays, de ses gens, de son histoire. Me suis souvent dit pour relativiser que travailler d’un soleil à l’autre aujourd’hui était probablement moins éreintant que de semer l’avoine entre les souches au nord d’Amos en 1934.

Le «géographe-colon» persiste donc et signe. J’ai gagné tous les honneurs des concours qui m’étaient dévolus à l’époque: prix Caseus pour mes fromages; prix Valoris pour l’entrepreneurship dans Portneuf; prix Renaud-Cyr pour contribution exceptionnelle à la gastronomie québécoise; médaille de bronze de l’Ordre national du mérite agricole. Des chercheurs, des politiciens, des reporters, des journalistes, des cinéastes, de différents réseaux, de trois continents et de trois langues sont venus partager ce rêve dans le rang Notre-Dame. Il résulta des amitiés et une profonde humanité de ces échanges. En parallèle, mes clients, amis et consom-acteurs ont été le septième joueur qui m’a donné le courage de «rebondir».

J’ai vécu cette décennie où les orages s’entrecoupaient de puissants rayons de soleil. La foi déplace les montagnes, qu’on dit. Toutefois, on ne vit pas d’amour et d’eau fraîche dans les temps modernes.

En 2009-2010, nous en sommes où? J’ai fondé une boutique sur Saint-Joseph: L’Artisan et son pays, un concept novateur où la campagne rencontre la ville, et ça fonctionne grâce à des «foodies» et à des citoyens «acteurs» qui ont répondu présent en masse. Cette boutique unique au Québec de par son réseau d’artisans-producteurs est cependant en relocalisation dans le «coin» de la rue Caron, et ce avec des partenaires, dont la coop Les Grands Rangs. Disons simplement que l’on sent un appétit «clair» pour le territoire, pour l’authentique, pour l’humain. Cela donne du sens à l’action.

Et la coopération sera le «cheval de Troie» qui «opérationnalisera» le pays rêvé. On dit que la nécessité est la mère de l’invention. C’est donc mon orgueil de «chayouen» qui veut avant tout faire vivre sa famille qui a imaginé une coopérative de solidarité «nouvelle génération» en avril 2009. Une coop agroalimentaire rassemblant dans ses rangs agriculteurs-artisans-travailleurs et citoyens. Cette coop «bâtira» en périphérie de Québec des ateliers multifonctionnels «verts» où se côtoieront cuisines-fromagerie, bistro et épicerie de terroir. Un réseau de distribution interrégional est aussi prévu pour rendre le terroir accessible dans vos assiettes. Tout cela pour 2012 si la bureaucratie ne s’en mêle pas. En attendant, Les Grands Rangs ont l’opportunité de prendre pied dans Saint-Roch… au prochain printemps. Cela donnera des ailes à l’oiseau qui prend son envol.

Voilà, la table est mise, et ce projet de société, je ne peux le faire seul. Avec vous cependant, tout est possible. Aujourd’hui, nous sommes 100, dans six mois, nous serons 500, dans un an, 1500. La mobilisation autour de l’alimentation, du territoire, de l’«entre-nous», d’une culture «rurbaine», n’a de limite que votre désir de vivre une vie «ancrée». Nous sommes à la croisée d’une époque où il est clairement possible de tricoter une courtepointe métissée, numérique et multigénérationnelle. Donnez du sens à ces propos et faites un pas dans le Grand Rang du bien commun.

Mangez fier pour que demain soit.

Éric Proulx

géographe-paysan

lesgrandsrangs.com