Télé-réalité : Préoccupation double
Je pense que

Télé-réalité : Préoccupation double

Consternée par le spectacle de la populaire émission, une lectrice revient sur le coup d’envoi d’Occupation double, saison 2011. Voici sa réflexion, qui va bien au-delà des railleries

Dimanche soir dernier, c’est en grande pompe que TVA présentait le premier épisode de la énième saison d’Occupation double qui, comble du glamour, est tournée cette année au Portugal, où les créatures élues étaleront leurs sérénades avec vanité sous les yeux avides de milliers de Québécois pendant une dizaine de semaines.

Dès 20h, les joues étaient fardées, les chevilles, perchées sur des escarpins impossibles, le tapis rouge, déroulé, et les paons s’apprêtaient à défiler, bouffis d’espoir et d’orgueil. Bien triste spectacle, dont j’aurais d’ailleurs été graciée si j’avais su me tenir loin des réseaux sociaux, juste le temps que l’engouement O.D. se dissipe. Hélas, la pollution cybernétique m’a contaminée: j’ai ouvert mon téléviseur, juste un instant, histoire d’avoir des critiques tangibles à formuler…

Une heure et demie plus tard, un constat: le spectacle fut plus consternant qu’envisagé. Bien vite, l’hilarité fut remplacée par l’indignation, puis l’indignation par une profonde inquiétude, dont je ferai état plus tard. Il serait inutile de formuler pour la millième fois une diatribe enflammée sur l’insipidité de cette émission. Toutes les critiques les plus acerbes ont été lancées, les couteaux les plus bas, bien enfoncés; il ne s’agirait que d’acharnement sur un concept qui, de toute façon, ne semble pas près d’être éradiqué de nos ondes.

Non, mon indignation n’est pas suscitée par le contenu même d’Occupation double. C’est qu’à la longue, je me suis faite à l’idée. On nous présente un éventail pseudo-élitiste de jeunes professionnels épanouis; les soi-disant succès de la génération Y, passés au peigne fin par une équipe de casting bien décidée à mettre en scène l’illusion parfaite de la romance idéale, adaptée au Québec moyen. Au début, je poussais les hauts cris. À présent, comme bien des gens, j’ai fait la part des choses: ma réalité, mes valeurs et mes idéaux n’ont rien à y voir, je vogue quelque part dans un autre paradigme, mais il n’y a pas de quoi s’armer de mépris pour autant. J’entends déjà les insultes fuser à mon endroit. Mais qu’on me traite de snob, de prétentieuse, de hipster ou de je ne sais quoi d’autre, mes inquiétudes demeurent, et les cotes d’écoute aussi. Qu’on aime sincèrement ou qu’on dénigre; pour la farce ou la romance, on regarde Occupation double. «C’est stupide, mais ça me détend!» rétorquent les uns quand on leur lance un «pourquoi?» ahuri. Mais en quoi, je me le demande, est-il relaxant d’observer une nation complète s’avilir devant une bêtise qu’elle méprise ouvertement? Personnellement, je trouve cela atterrant.

Ce qui m’inquiète dans toute l’affaire, ce n’est pas de constater qu’il existe un public qui se reconnaît dans les candidats d’Occupation double et qui apprécie en toute honnêteté le produit qu’on lui offre. À ce chapitre, il serait présomptueux de ma part de formuler un quelconque jugement de valeur. Ce qui me préoccupe, c’est de constater qu’une grande part d’individus, bien que très critiques quant au produit proposé, choisissent consciemment de le consommer, «pour rire», dit-on. Parce que soyons francs, qui ose admettre «apprécier» Occupation double pour l’intelligence de son concept et la complexité de son intrigue?

Pourtant, même en ricanant, on regarde Occupation double. Or, je m’inquiète: dès le moment où l’on ridiculise un concept, mais qu’on choisit sciemment de le glorifier malgré tout en encourageant sa popularité, ne franchit-on pas le premier pas vers l’autodestruction collective? Mettre de l’avant sa propre satire, et l’ériger comme un monument de la culture populaire, c’est accepter qu’il n’y ait plus que l’autodérision qui puisse encore nous distraire. Le rire et la moquerie sont terriblement destructeurs, surtout lorsqu’ils s’insinuent au cœur même de notre intérêt pour un produit culturel ou médiatique X. À mon sens, pour le salut de toute morale collective, il y a des limites infranchissables à accepter de glorifier des figures picaresques et caricaturales. On risquerait d’oublier trop rapidement où se trouvent nos véritables intérêts.

Rire du reflet stéréotypé de nous-mêmes, présenté comme «réel et authentique», n’est pas un passe-temps constructif, qu’on se le tienne pour dit. Certes, la parodie a toujours remporté un succès monstre auprès du public, mais à présent, le problème, c’est qu’on ne nous la présente plus comme fictive et ironique, mais bien comme une réalité. On nous force à nous discréditer nous-mêmes en prenant pour réels des stéréotypes créés de toutes pièces par des producteurs télé en quête de succès. Par analogie, on pourrait dire que si le brave soldat Chvéïk avait existé à notre époque, on l’aurait certainement engagé comme star d’une téléréalité, et présenté comme un authentique citoyen issu d’une banlieue quelconque. Certains téléspectateurs y auraient tout de suite perçu l’ironie, mais d’autres, moins sur leurs gardes, en auraient fait leur héros. Et c’est là, précisément, que réside le problème.

La consommation d’un produit culturel ou médiatique est toujours plus lourde de signification qu’on ne pourrait l’appréhender. Conséquemment, la prochaine fois, je fermerai le téléviseur.

 

– Aurélie Lanctôt, étudiante en journalisme à l’UQAM