Désillusion et désenchantement politique : Mon Québec est un conte pour les enfants perdus
Je pense que

Désillusion et désenchantement politique : Mon Québec est un conte pour les enfants perdus

À travers un texte peu banal, ouvert aux vents de l’imaginaire, une lectrice nous parle, à sa façon, des inquiétudes que lui inspire la société québécoise.

Je me souviens d’un temps hors-norme, quelque part au Québec une enfance en dehors, sans empreintes sur le vrai monde, celui qui entoure et effraie, et pourtant, celui aussi qui oblige. J’ai mal au cœur de nous observer, petites bêtes fragiles et craintives, délaissées de l’humanité et immobiles devant les lumières de la ville. De si petites créatures, entre leurs mains, une poignée dérisoire plongée dans nos poches qui étrangle doucement. J’ai l’impression parfois d’être née avec une sensibilité insoutenable qui me force à aspirer la misère pour recracher le beau. Mais c’est une utopie. Tout ce que je regarde me rend distante un peu plus chaque jour, m’éloigne de vous qui êtes si différents alors que moi, je vous ressemble.

Ce pays qui en était un dans mon imaginaire, puisé dans les livres et ce village, me semblait si réel. Un pays digne, qui parlait en français et se souciait de la terre sous nos pieds. Des gens, autour. Dans mon Québec, on collectait les canettes et les bouteilles par centaines chaque semaine, pour nettoyer le fleuve et s’offrir un bon moment. On ne prenait la voiture que pour aller ailleurs, le reste du temps, c’était à vélo ou en skis. On faisait notre pain, nos hamburgers, notre poutine, sauf le jour des patates frites au vinaigre de la roulotte. On avait un jardin, carottes, choux, tomates, rhubarbe, herbes, fleurs, rangées de blé d’Inde pour jouer l’été et se tremper dans le beurre fondu. Il y a eu un chien, si peu de temps, magnifique berger allemand entraîné au sauvetage d’hiver, qu’il a fallu faire tuer pour une raison inconnue. Un livreur qui passait pour apporter des caisses de soda, un autre pour le lait. Il y avait des piles de vinyles avec un tourne-disque, et nous dansions sur les Doors et Jumpin’ Jack Flash.

On faisait des crêpes sur le feu, dans une poêle en fonte, sur le bord de la grève quand les nuits d’été étaient roses et humides. On se cachait dans les rochers pour graver des inscriptions et se raconter des histoires. Et puis à l’adolescence, la dynamite. Tremblements incroyables et continuels dans la petite maison de poupée accrochée au quai. À la place, du béton et des bateaux, qui ont amené avec eux les touristes avides de souvenirs identiques.

L’été, nous allions cueillir des fraises et des bleuets pour les congeler. Écosser des petits pois, ranger les haricots bien droits, immerger les tomates, être attentif pour trouver les fraises des bois en premier, et pétrir les boules de pâte. Partout sur la table, des tartes décorées de paysages dans lesquels on pouvait mettre les doigts. L’automne et ses citrouilles, qui servaient de lanternes pour l’hiver en avance, ses tourtières par dizaines et son buffet du temps des Fêtes. Ensuite, la mort des uns, le malheur des autres, ce fut des restaurants et l’alcool qui revient hiberner. Au printemps, planter les bulbes et sortir les raquettes de tennis, le vélo et les maillots de bain. Et ainsi de suite jusqu’à la fin.

Nous empruntions le chalet d’un vieux médecin qui ne pouvait plus y aller, les pieds dans l’eau pêcher et se baigner, tout nus parce que c’est la vie, et que ce n’est qu’un moment d’insouciance. À sa disparition nous sommes allés à la plage publique, mais elle mesurait deux mètres et les arbres cachaient le soleil. Alors nous avons finalement renoncé et avons pris le chemin du Village Valcartier, que nous ne pouvions nous offrir qu’une ou deux fois par an.

Les vêtements étaient achetés en friperie la plupart du temps, parce qu’on y trouvait des pièces fabuleuses, comme cette veste en daim clair que j’ai cachée très loin, ou dans les aubaineries, mais c’était tellement quelconque. À 11 ans, une chemise rouge à carreaux que j’ai usée jusqu’aux coudes.

Il y avait des livres dans toutes les pièces, pour tout apprendre, tout savoir. Des dictionnaires multilingues, pour chercher un mot, vérifier, orthographier, même si personne ne parlait l’inuit. Des recettes du début du siècle, la vie de Jacques Mesrine, l’intégrale de Khalil Gibran, de l’astrologie chinoise, des romans français, et des titres en anglais incompréhensibles. Deux livres d’illustrations des Beatles, volés à la Bibliothèque de Victoria.

Au bout de la nationale se trouvait un kiosque à crème molle, que je pouvais m’offrir chaque soir avec l’argent des canettes et des cigarettes roulées. Milkshake à la menthe, à la framboise, crème molle marbrée trempée dans le chocolat, sundae au caramel extra arachides avec trois cerises, spécial avec du brownie les grands jours, banana split à plusieurs.

On y allait à pied, c’était normal.

La télévision, c’était pour les documentaires et les dessins animés. Plus tard, les films du dépanneur. Plus tard aussi, le câble mais peu de temps, juste pour s’évader de l’étouffement.

On faisait notre alcool, vin de fruits, bières rousses et noires, cuves nauséabondes dans la salle de bain, impossible à supporter l’été. Et puis fierté de pouvoir les encapsuler, ensuite les ranger au sous-sol, près de la chambre froide qui ne gardait plus grand-chose, et du congélateur qui se vidait doucement.

Des amis de passage, quelques fois, si rares. Un homme une fois, bottes de cuir soudées aux pieds depuis de longs mois, sac au dos, regard qui transperce. Le propriétaire un peu étrange de la maison orange en forme de soleil, qui vendait des pierres du monde entier et des bijoux qui chantaient. Celui aussi de la maison recouverte d’antiquités, vomi de bois et de ferraille, décor magnifiquement laid qui s’étalait effrontément à la face du monde, entouré de normalité propre. Quand on passait devant en vélo, la dame au perroquet qui se balançait sur la galerie et nous laissait regarder son oiseau. La vieille dame qui avait connu l’autre époque et nous faisait des beignets. La caissière qui plaisantait toujours. Mais si peu de gens à la maison, avec le temps. À la fin, la solitude et la folie.

Dans l’enfance, de la magie qui existe pour de vrai, jouets qui parlent, méditation dans le salon et un atelier pour peindre. Des menus pour chaque jour de la semaine écrits sur un tableau noir pour donner envie, des promenades à la tombée du soir dans les bois pour entendre les fées et les surprendre, sentir les fleurs des champs, se coucher dedans et regarder le ciel, les gens qui vivent sur d’autres planètes, et ceux qui sont devenus des étoiles. Conduire vite sur des dos d’âne, parce que ça fait frissonner. Promettre de grimper le pont de Québec.

Des histoires de vie le soir pour s’endormir, les 15 années passées sur la route, la mort du parrain et l’héritage, la terre en Gaspésie et les amis qui bâtissent ensemble des maisons de couleur. Des abeilles, une jument, une chienne, un chat. Les hivers rudes au chômage, les achats groupés dans les coopératives agricoles. Le poisson pêché en mer par des vieillards à l’accent incompréhensible. Les agates chanceuses sur la plage.

Ensuite le cerveau qui s’embrouille, le délire qui revient, qui ne part plus. La police qui assiste l’adieu, la mort qui rôde. Puis l’ignoble et l’indicible, ce qui brise l’existence et donne envie de hurler. Seize ans, la folie, la solitude. Amputée d’une identité. Dix-huit ans, tout quitter, errer, trouver 300 euros et des papiers, s’envoler, revenir. Toute petite dans ces grandes rues, personne à reconnaître, personne à attendre. Affronter les grands, le notaire qui impressionne et vendre la maison, une bouchée de pain, comprendre que la mort violente se monnaie, prendre les meubles, les installer dans mon propre univers, donner tout le reste à ceux qui le méritent, surtout, ne rien vendre. Abandonner la voiture, agonisante et rouillée. S’armer contre la vie, étudier parce qu’il n’y a plus que ça à faire, traîner dans les bars, se révolter, trouver une famille à recréer. Tentatives nombreuses et avortées, des rencontres qui marquent, et toujours, la solitude qui revient. Ne pas savoir comment vivre ici et maintenant. Impossibilité de comprendre l’individualisme et l’argent qui est partout, payer, encore et toujours, avoir l’air de, être comme, ressembler à. Interdictions, restrictions, lois, procédures, marches et démarches, travail, carrière, mort. Et se débrouiller par soi-même.

Maintenant que je suis adulte, je comprends l’invention de la magie pour cacher la profonde misère qui menaçait. Je revois les regards des gens dans la rue, les rumeurs de comptoir, je sais vos normes et combien nous n’étions pas comme vous, pourtant, il était ici, lui. Fait de la même chair et de la même parlure. Et moi, baptisée au monde sur la plage où vous veniez en vacances, en dehors de vos églises, me reconnaissez-vous? Je vous imite, attrapant parfois le pire de votre société, le diplôme universitaire qui ne vaut que de l’argent, l’endettement, la jobine au salaire minimum, l’égoïsme, les relations qui ne comptent pas, l’ambition carriériste, l’indifférence. Mais je n’apprends pas à y survivre.

J’ai mal d’être vous. J’ai mal à mon pays, qui n’en est pas un. J’ai mal aux gens perdus dans un univers qui corsète les âmes et les droits fondamentaux. J’ai mal à la dignité humaine. J’ai mal à la liberté.

 

– Maël Bernier