Suspension de Liette Yergeau du Conservatoire de musique de Montréal : Grève étudiantes au Conservatoire de musique de Montréal : Vous avez dit « institution » ?
La semaine dernière, Mme Liette Yergeau, professeure au Conservatoire de musique de Montréal se voyait suspendue de ses fonctions par la haute direction pour avoir fait preuve de solidarité envers ses étudiants en considérant leur vote en faveur de la grève comme légitime et légal. Un sanction qu’elle a refusée depuis. Nous publions aujourd’hui cette lettre de Ugo Gilbert Tremblay, signée par des étudiants du Conservatoire de musique et du Conservatoire d’art dramatique de Montréal.
La semaine dernière, la suspension sans solde pour une durée de deux jours d’une professeure émérite du Conservatoire de musique de Montréal (CMM) a vite conquis le statut de «nouvelle.» Cela signifie qu’elle aura au moins su s’octroyer quelques brefs rayons de lumière sous le chiche projecteur de l’attention médiatique québécoise. Or nous avons cru pour notre part qu’il était nécessaire de s’y arrêter plus avant, non simplement en vue de lui accorder une réflexion digne de son importance, mais aussi et surtout parce qu’un tel évènement révèle combien la brute réalité du monde ne correspond souvent pas, hélas, à la noble largesse de nos idéaux.
Peut-être serait-il utile tout d’abord de rappeler les motifs invoqués pour justifier cette suspension. Aux yeux de la direction générale de l’établissement, la sanction était pleinement méritée en raison de la «gravité» de la faute dont Mme Liette Yergeau s’était rendue coupable. Dans son avis de suspension (consultable sur le Web), le D.-G. Nicolas Desjardins évoque entre autres motifs l’«insouciance» et la «négligence» de Mme Yergeau. Cette dernière aurait même perpétré une «violation sérieuse» de son «obligation de loyauté». En effet, en refusant de pénaliser les étudiants qui s’absenteraient de ses cours pendant la grève, l’enseignante téméraire faisait fi de la position officielle du CMM. Mme Yergeau devait donc en bonne logique être châtiée, non cependant pour avoir galvanisé la révolte, non plus pour avoir corrompu la jeunesse, mais plutôt pour avoir calmement reconnu après coup la légalité d’un mandat de grève voté majoritairement en assemblée générale. Un tel forfait valait certainement d’être maté sur-le-champ, de crainte d’une périlleuse contagion, et M. Desjardins ne s’en laissa guère prier. La phrase qui conclut son avis de suspension vaut d’ailleurs la peine d’être citée en entier, tant son ironie nous paraît délicieuse : «nous espérons que vous saurez tirer profit de cette période de réflexion et adopterez à l’avenir un comportement plus mature et responsable.» Au coin Mme Yergeau!
Nous n’avons évidemment pas manqué d’être ahuri devant la férocité de la mesure disciplinaire employée, d’autant qu’elle s’abattait sur cette femme au mépris de tout principe de gradation, ce qui est ordinairement d’usage à en suivre les normes syndicales minimales. Or ce ne fut pas là toutefois l’objet premier de notre surprise. Ce qui nous a le plus étonné, à vrai dire, c’est que cette mesure provienne d’une institution comme le CMM, fleuron de culture et vivier de l’esprit humain. Dans un contexte, en effet, où c’est l’individualisation et la désolidarisation du rapport à l’éducation qui se trouve contestée, où le désir s’affirme avec ferveur de prémunir l’ordre symbolique de l’université contre l’infestation tentaculaire d’une rationalité purement économique et instrumentale, la réaction de la direction générale du Conservatoire paraît relevée sinon de l’incohérence, au moins d’une inconsciente pulsion suicidaire. Imaginez un instant que la logique de l’utilisateur-payeur soit également étendue à la musique classique et contemporaine, voire électro-acoustique dans son ensemble. Non seulement M. Desjardins perdrait-il son emploi – en effet dans son cas la sanction du marché ne se bornerait pas à la simple suspension –, mais il faudrait aussi dire adieu à nos compositeurs immortels, il faudrait dire adieu aux Stravinsky, Boulez et Janacek. Car sur l’autel de l’économie, il n’y a pas de doute, la haute culture et la musique savante, aussi bien que la recherche fondamentale d’ailleurs, ne sauraient espérer mieux qu’une agonie expéditive et sans souffrance. La question n’est donc pas de savoir, après tout, si M. Desjardins aime ou non jouer à la roulette russe – puisqu’il est évident que la pression qu’il subit doit aussi venir d’ailleurs – mais plutôt de savoir si nous tenons comme collectivité à ce qu’existent d’autres principes – la justice, la beauté, la durée – que l’utilité quantitative à court terme pour juger de ce qui mérite ou non de périr ou d’être préservé.
Il nous faut également insister sur une discordance plus subtile, mais non moins symptomatique, qui nous a fait sourciller à la lecture de l’avis de suspension adressé à Mme Yergeau. On y évoque une déloyauté envers l’«organisation» du CMM. On y parle en effet d’organisation et non pas, comme il aurait été d’usage il n’y a pas si longtemps, d’institution. Le choix des mots n’est pas anodin, il cristallise les mutations subreptices d’une époque, et il sert certainement de thermomètre éloquent aux mauvais courants d’air qui traversent la nôtre. Le sociologue et philosophe québécois d’adoption Michel Freitag, décédé en 2009, qui fut jadis un pourfendeur sagace du «naufrage de l’université», et envers qui la hauteur de vue actuelle du mouvement étudiant devrait être considérée comme un hommage posthume, nous avait pourtant mis en garde. Institution et organisation ne sont pas faites du même bois. Si l’on en suit sa théorie critique de la postmodernité, l’institution est plutôt l’apanage de la modernité, étant notamment placée sous le signe d’une prétention universaliste, par exemple en vue de la transmission intergénérationnelle d’un patrimoine musical millénaire, et implique une délibération réflexive et collective sur ses finalités, sur le pourquoi, la raison d’être, de son existence. L’organisation, en revanche, est toute entière absorbée par sa vocation gestionnaire, elle veille à l’application et au respect de règles technocratiques et procédurales, elle s’attache au maintien de l’opérativité et de l’efficacité de son fonctionnement interne, et toute irruption de désordre – par exemple, une grève étudiante – doit en elle faire l’objet d’une neutralisation immédiate, de manière à maintenir à flot la lubrification de son engrenage. L’organisation ne pose pas la question de sa finalité, elle en a même oublié la signification, elle en a même oublié l’oubli, parce qu’il faut que son moteur tourne, il faut que sa ritournelle se déchaîne et que son flux impitoyable s’écoule sans entrave… le monde dût-il en voler en éclat.
La question, dès lors, se pose. Comment un homme saurait-il être déloyal envers une «organisation»? Et puis quelle est donc cette «maturité» que l’on a exigée de Mme Yergeau, sinon la même adaptation au mouvement mécanique d’une machine que l’on attend d’un rouage, et non d’un être humain capable d’exercer par ses propres lumières son sens du discernement?
Nous voudrions, en somme, que le CMM se le tienne pour dit : loyauté et organisation appartiennent à deux ordres de sens irréconciliables, où le choix de l’un fait nécessairement passer l’autre pour anachronique. Il n’y a en somme qu’une seule loyauté, celle que nous nous devons à nous-mêmes, surtout lorsque le monde, hermétique et replié sur lui-même, résiste obstinément aux valeurs que nous nous sommes fixées.
Ugo Gilbert Tremblay
Étudiant à la maîtrise en philosophie à l’Université de Montréal
Ont aussi tenu à signer ce texte, les étudiants du Conservatoire de musique de Montréal : Guillaume St-Cyr, Charles-Philippe Tremblay-Bégin, Guillaume Lapointe, Martin Blais, Bruno Lawrence Joyal, Nicolas Lapointe, Euphémie Valiquette, Alice Lane Lépine, Renaud Bélanger, Loriane Takla, Émile Langlois-Vallières, Vincent Seguin, Catherine Chabot, Antonin Cuerrier, Charles Quevillon, Matthias Soly-Letarte, Simon Chioini, Maude Desrosiers-Carbonneau, Dillon Hatcher, Caroline Peach, Émilie Girard-Charest, Samuel Beaulé, Alex Héon-Goulet, Geoffroy Cloutier-Turgeon, Caroline Gélinas, Magali Simard-Galdès, Simon Boily Proulx, Antoine St-Onge, Odéi Bilodeau-Bergeron, Guillaume Laplante-Anfossi, Thomas Bégin, Vanessa Sorce-Lévesque, Gabrielle Pelletier, Nataq Huault, Malène Ngalissamy, Gabrièle Dostie-Poirier, Gabriel Lemieux, Éliane Bessette-Langlois, David Bouchard, Léonie Giroux, Eugénie Lalonde, Andréa Marcelet-Roy, Jean-Mathieu Royer, Madeleine Doyon-Robitaille.
De même que ceux du Conservatoire d’art dramatique de Montréal : Catherine Chabot, Jérémie Francoeur, Gabrielle Lessard, Mathieu Richard, Marie-Anick Blais, Vicky Bertrand, Florence Blain, Antoine Rivard Nolin, André-Luc Tessier, Olivier Gervais-Courschesne, Kasia Malinowska, Émilie Sigouin, Philippe Thibault-Denis, Marie-Noëlle Voisin, Audrey Lachappelle Larrivée, Virginie Ranger-Beauregard, Émilie Carbonneau, Catherine Leblond, Louis-Philippe Berthiaume, Simon Beaulé-Bulman, Jean-François Beauvais, Rose-Anne Déry-Tremblay, Olivier Barrette, Anne-Marie Binette, Gabriel Morin, Emmanuelle Lussier Martinez.
Je vous rejoint effectivement sur cette «obligation de loyauté» de plus en plus exigée, de la part des gouvernements face aux employés de l’État, aux entreprises face à leurs employés et à diverses organisations face à leurs membres.
«Obligation de loyauté» considérée de manière de plus en plus restrictive et voulant faire des subalternes (c’est à dire nous qui ne sommes pas à la haute direction de notre entreprise) de simples rouages d’une machine bien huilé.
Avis à tous: Vous n’avez plus le droit d’exercer la mince marge d’autonomie (dont un prof d’université bénéficie normalement dans sa classe) si cela déplait à la direction. Vous n’avez plus le droit d’émettre des opinions pouvant diverger le moins du monde de la position officielle de la direction (attention à ce que vous écrivez dans les médias sociaux, parce que certains l’ont payé cher). Et bientôt, vous n’aurez que le droit de penser ce que la direction voudra que vous pensiez.