La douleur ne devrait pas avoir de frontière
Je pense que

La douleur ne devrait pas avoir de frontière

En tournage en Colombie pour une série documentaire, le producteur et réalisateur Éli Laliberté (Les survivantes, Le temps d’une chasse) s’interroge sur l’état des peuples indigènes. Il nous a fait parvenir ce texte qui rend compte de ses réflexions.

Fin d’un tournage. Je suis en train de faire mes sacs pour quitter la Colombie, et mon partenaire et moi recevons un appel d’un des communicateurs de Tejido, un réseau de communication communautaire indigène Nasa, de la région du Cauca. Guillermo Pavi Ramos, un des jeunes Guerrero Nasa, que nous avions probablement filmé cette semaine, est mort. Il s’est fait tirer par balle lors d’une confrontation entre sa communauté indigène et la police. Comme partout ailleurs dans le monde, Guillermo résistait avec les armes des pauvres : des pierres. Un policier était fatigué d’en recevoir… Il a pris son fusil et l’a descendu. Le jeune Guillermo Pavi Ramos, 18 ans, est allé dans le monde des esprits rejoindre son père tué par les FARC en 2000.

Depuis deux décennies, les Nasas de Colombie ont entamé un processus de libération de leurs terres. Ils veulent se nourrir, arrêter le pillage des ressources et l’abus de l’homme envers la Terre. Pour éviter un autre 500 ans de promesses non tenues, les Nasas ont décidé de passer à l’action afin qu’on arrête de les repousser jusqu’aux cimes des montagnes. Une grande consultation a été mise en place, et ensemble ils ont rêvé la nation qu’ils souhaitaient devenir et ses valeurs – éducation, santé, spiritualité et sécurité alimentaire. Libérer les terres est plus qu’une simple action : c’est une prise en charge communautaire hors du commun, un exemple pour l’humanité. Les Nasas vont en payer de leur sang.

Je suis actuellement en Amérique du Sud pour une série documentaire avec les peuples autochtones. À travers mes tournages des derniers mois, j’ai vu des gens mourir sans savoir pourquoi.

En Colombie, la guerre avec les narcotrafiquants s’est calmée. Certains d’entre eux se sont déplacés au Mexique, d’autres sont devenus investisseurs dans l’industrie minière. Or, on dit que 75 % de l’industrie minière mondiale aurait le Canada comme lieu d’enregistrement [1]. Encore une fois, la Colombie est un secteur de développement où les compagnies canadiennes sont très présentes.

Au Chili, deux de nos amis Mapuches, Mario et Millarey, sont passés devant le juge hier. Mario s’est fait arrêter en raison d’une loi antiterroriste datant de l’époque de Pinochet (je ne peux m’empêcher de faire le lien avec le Canada, qui vient tout juste de passer sa propre loi antiterroriste… Mais non! Pas chez nous! Ça ne se peut pas!). Eux aussi veulent nourrir leurs familles et redonner les terres au peuple, au risque de leur propre vie. Mais les Chiliens paient une Guarda Nacional pour protéger les plantations d’eucalyptus, ainsi que d’autres activités économiques où sont investis massivement les fonds de pension canadiens. L’entreprise privée et le développement économique empêchent tout bonnement les gens de se nourrir. Étrangement, la police protège toujours les investisseurs et rarement les gens. Encore moins leurs rêves, comme ceux des Nasas.

Colombie, Chili, Mexique, Guatemala et j’en passe… La colonisation est loin d’être terminée; je dirais même qu’elle s’accélère. Pendant ce temps, au Canada, on a décidé de réaliser des missions économiques au lieu de financer la coopération internationale. On n’envoie plus d’ingénieurs ou de médecins à travers le monde : on envoie des investisseurs.

Force nous est de croire que la douleur ne passe pas la frontière. La douleur d’Esoi, un Ayoreo du Paraguay qui ne connaissait rien de la civilisation moderne avant 2004, en est un bon exemple. Son premier contact fut avec un bulldozer qui devait passer sur sa maison pour construire une route. Précédés comme c’est l’habitude par des groupes évangéliques, les mennonites dans ce cas, les investisseurs étrangers colonisent le pays pour faire du Paraguay un des cinq plus grands producteurs de bœuf au monde d’ici 2020. Encore une fois, les autochtones se retrouvent sans terres, mais avec une bible en main.

Celle d’Eugene, un sans-abri Kanaka d’Hawaii, est un autre bon exemple. Il ne peut pas se payer une parcelle de terre en ce paradis qu’est Hawaii, parce qu’on y monopolise les terres fertiles et l’eau pour mettre au point la prochaine génération d’OGM. Les Kanakas aimeraient bien que vous le sachiez, donc si jamais vous vous rendez en ce coin du monde, allez passer un peu de temps avec eux à Tent City. Eugene vous attendra… et vous expliquera.

Des exemples de dépossession et de sources d’indignation, dans mes bagages, j’en ai rapporté des kilos. Comment les déclarer?

Le 10 avril 2015, le sang de Guillermo Pavi Ramos, jeune indigène Nasa de 18 ans, a coulé. Il est décédé par balle, lui qui n’avait qu’un lance-pierre à la main.

Je ne veux plus me taire. Cette fois-ci, pour moi, la douleur n’a plus de frontière. Je rentre chez moi le cœur lourd… « Monsieur, avez-vous quelque chose à déclarer? » me demande le douanier. « Oui. Le sang de Guillermo Pavi Ramos et de sa nation qui me colle encore aux mains. »


[1] http://www.monde-diplomatique.fr/2013/09/DENEAULT/49598