Les accommodements religieux dans le prisme de Saint Augustin
Je pense que

Les accommodements religieux dans le prisme de Saint Augustin  

Quand on émigre, à quel point faut-il s’adapter à sa terre d’accueil? La question n’est pas neuve. À l’époque romaine, déjà, on se posait la question, et un proverbe de cette époque est souvent repris par ceux qui prônent une assimilation complète des immigrants : à Rome, on fait comme les Romains. Est-ce que cette maxime peut servir à régler simplement et efficacement la question des accommodements religieux au Québec ? La coutume québécoise étant laïque depuis une cinquantaine d’années, est-ce que quiconque s’installant ici devrait accepter de ne pas montrer de signes religieux ostentatoires dans l’espace public ?

Je constate que bien peu de gens connaissent l’origine du proverbe romain. Le texte d’où il est issu est en fait éminemment chrétien, ce qui rend d’emblée difficile toute récupération laïque. L’expression naît effectivement dans la correspondance de Saint Augustin, un des pères de l’Église catholique, ayant vécu de 354 à 430. On la trouve dans une lettre à un certain fidèle, Casulan, où l’objet premier était de déterminer quel jour de la semaine il fallait jeûner[1] : le samedi, comme on le faisait à l’époque chez les chrétiens de Rome, ou le dimanche, comme chez les chrétiens de Milan. La réponse, que Saint Augustin attribue à un ancien enseignement de son propre maître, Saint Ambroise l’évêque de Milan, est simple : à Rome comme les chrétiens romains, à Milan comme les chrétiens milanais et «dans quelque Église que vous vous trouviez, suivez sa coutume, si vous ne voulez ni souffrir ni causer du scandale.»[2] Le principe en cause est donc, à la base, religieux. Quand on était parmi les chrétiens de Rome, il était prudent de jeûner comme eux le samedi, pour s’éviter des problèmes. Tout simplement. À la fin du quatrième siècle de notre ère, dans une église dont les dogmes et les pratiques n’étaient pas encore complètement fixés, le plus prudent était de suivre la culture locale. Le contexte actuel, faut-il le dire, est bien différent.

La volonté de suivre les traditions locales défendue par Saint Augustin n’est pas pensée dans l’optique des migrations planétaires du type de celles que nous connaissons aujourd’hui. Il ne réfléchit pas non plus dans la perspective d’une cohabitation égalitaire entre plusieurs monothéismes. Et il ne se préoccupe pas du tout de la laïcité. Au contraire, c’est plutôt à partir d’une situation problématique interne au monde catholique qu’il réfléchit. La préoccupation fondamentale de l’auteur est la cohabitation des pratiques à l’intérieur de son église : point à la ligne. Saint Augustin n’est pas un penseur de la libre diversité, bien au contraire. Il est celui qu’on appelle le «docteur de la grâce,» un des plus strictes défenseurs d’une religiosité unique. Ce que Saint Augustin prône sans cette lettre, c’est le respect : soit. Mais seulement le respect des rituels entre coreligionnaires. Faire à Rome comme les Romains veut dire : un chrétien de Milan doit s’adapter aux chrétiens de Rome. C’est un adage catholique : ni plus, ni moins. Il ne faut pas tenter de faire de Saint Augustin ce qu’il n’est pas.

Saint Augustin était un évêque de l’Empire Romain, dans la ville d’Hippone, préoccupé à savoir comment faire fonctionner la machinerie interne d’une religion en voie de devenir impériale. La cohabitation interreligieuse contemporaine, délicate, ouverte et contraire à toute logique impériale, ne s’arrime tout simplement pas à la simplicité du proverbe romain. En effet, il est difficile de concevoir comment les rencontres interreligieuses planétaires auraient pu être pensées par un évêque dans la Rome de l’époque autrement que dans l’optique d’un affrontement. Rappelons-le : Saint Augustin, pour qui la rectitude religieuse et condamnation des hérésies sont devenues peu à peu de véritables obsessions, a notamment écrit, seulement six ans avant la lettre qui nous occupe, La Vraie Religion (390), où il défend la vérité absolue de la religion catholique contre toutes les autres religions. Il désire éliminer les autres religions : pas cohabiter avec elles. Dans une perspective augustinienne, les termes «accommodement» et «religieux» sont difficilement concevables à l’intérieur d’une même phrase.

D’ailleurs, le parti pris chrétien peut être vu ailleurs dans cette lettre, puisqu’il y critique nommément le judaïsme, notamment : «un sabbat spirituel a remplacé un autre sabbat (…) nous repoussons une passagère cessation de travail, devenue superstitieuse, et nous aspirons au véritable et éternel repos.»[3] Saint Augustin défend le fait que sa religion, encore jeune à l’époque, propose quelque chose de supérieur au judaïsme, puisqu’elle se serait détachée de l’importance accordée aux signes ostentatoires de la foi dans cette ancienne religion. Le repos du sabbat, vu comme simple rituel superstitieux, était sans importance à ses yeux lorsque opposé à une vie authentiquement spirituelle : une vie chrétienne.

Ce que le christianisme permet de comprendre, soutient-il, c’est que la vraie religiosité n’a pas besoin d’être vue pour être authentique. Elle est interne. Pour Saint Augustin, le fait que les rituels divergent selon les régions du monde catholique n’a aucune importance, en grande partie parce qu’il conçoit le christianisme comme la seule religion qui tourne le dos à l’obsession rituelle et incarnée, pour se retourner vers une religiosité métaphysique. Ce qui compte, pour lui, c’est que «la foi de l’Église universelle garde son unité dans ses membres, lors même qu’il s’y mêlerait diverses pratiques qui n’atteindraient en aucune manière la vérité de la foi ; car ‘toute la beauté de la fille du roi est au dedans’ ; la variété de sa robe représente la diversité des usages de l’Église.»[4] L’église catholique, telle que vue dans ce texte, s’intéresse donc à une vérité intérieure, invisible, et non aux pratiques rituelles, visibles. C’est en suivant cette logique que les signes ostentatoires de foi (repos hebdomadaire, jeûne) peuvent être vus comme n’ayant aucune importance en soi. Si on jeûne tel jour en tel lieu : soit. Si on se repose le samedi : qu’importe. L’unité de l’église catholique, aux yeux de Saint Augustin, est plutôt spirituelle, se trouvant «au dedans» et non dans des marques ostentatoires, ce qui lui permet de critiquer le rigorisme dans l’importance accordée aux signes de religiosité visibles.

La préoccupation profonde de Saint Augustin, au final, est le royaume de Dieu. C’est tout ce qui compte vraiment pour lui, et c’est pourquoi il se permet de regarder de haut le rigorisme vis-à-vis les rituels. Pour lui, le but est d’atteindre le royaume de Dieu, conçu comme lieu de repos éternel. Lorsqu’il affirme que de suivre la coutume locale sert à s’éviter du trouble, ou lorsqu’il dit que le repos rituel juif est superstitieux, Saint Augustin reste donc enligné sur un seul idéal ultime : le repos éternel et métaphysique. La pratique religieuse, dans son acception augustinienne, consiste à mettre de l’avant tout ce qui rime avec le calme et l’absence de trouble. Le souci excessif des rituels est contraire à cette aspiration.

Les partisans actuels d’un espace public exempt de tout signe religieux ostentatoire prônent souvent une religiosité «au dedans» cachée du monde visible. On dit alors en somme qu’il n’y a pas de lien entre un signe religieux quelconque et la croyance qui s’y rattache. Mais un tel recentrement de l’expérience religieuse sur une expérience spirituelle interne peut lui-même être vu comme un parti pris chrétien, si on suit Saint Augustin. La religiosité visible et ostentatoire, ritualisée et tangible, justement, n’est peut-être pas un aspect périphérique et sans importance dans toutes les religions. Vouloir à tout prix que la religion soit invisible, sous les couverts d’une neutralité laïque, peut être vu, en suivant ce qui est défendu dans la Lettre XXXVI, comme une prise de position augustinienne.

Soit, à la surface, conseiller à un immigrant d’adopter les mœurs locales n’est qu’une simple expression de sollicitude empreinte de pragmatisme, pour lui éviter de souffrir et de causer du scandale. Autrement dit : pour mener une vie tranquille dans un nouveau lieu, conformez-vous. Ne faites pas trop de vagues. Si un immigrant au Québec ne veut pas s’attirer des problèmes, il est prudent pour lui de se conformer aux habitudes locales, comme celle de se présenter à visage découvert lors de cérémonies gouvernementales officielles, par exemple. Toutefois, rappelons-le, ce principe de conformisme est aux antipodes d’une valeur fondamentale des sociétés occidentales contemporaines : l’individualité propre, libre, irréductible à la norme sociale. Difficile de réconcilier les deux aspects : c’est la racine même du débat actuel, centré sur l’opposition entre les droits individuels et les droits collectifs. Chose certaine, cette opposition de droits, avec toutes ses complexités, ne peut pas être résolue par un texte chrétien de 396 et le proverbe qu’on en a retenu.

Notre conception de la laïcité mérite d’être réfléchie. Comme chacun sait, on ne peut pas facilement balayer le passé religieux du Québec sous le tapis : à preuve, la croix qui trône toujours à l’Assemblée nationale du Québec. Mais au-delà de ce symbole, c’est dans les mots et les expressions que nous utilisons que nous devons débusquer notre histoire cachée. On aurait tort de ne pas sonder nos racines. On aurait tort de ne pas faire une lecture lente et patiente des textes qui forgent notre langage. Parce que les mots ne disent pas toujours ce qu’on pense.

[1] Lettre XXXVI, à Casulan, 396. Quatre ans plus tard, en 400, dans sa Lettre LIX, à Janvier, Saint Augustin reprend les mêmes idées en les simplifiant.

[2] Lettre XXXVI, à Casulan dans Lettres de St. Augustin (traduction M. Poujoulat), Librairie J. Lefort, Paris, 1858, p. 184.

[3] Ibid, p. 176.

[4] Ibid, p.174, citant Psaumes (44,14).