Philopolis 2017: Tupac Sauveur
Professeur en philosophie au Collège Montmorency et chroniqueur radio, Jérémie McEwen a livré ce texte en conférence lors du plus récent colloque Philopolis, événement qui favorise les échanges philosophiques.
En 1973, dans le Bronx, en périphérie de New York, naissait le hip-hop. Une forme d’art qui, selon une formule souvent reprise, a créé quelque chose à partir de rien. C’était la désolation dans le quartier à l’époque. Le retour de la guerre du Viet Nam était plus que difficile, et les vétérans revenaient à New York pour y trouver des taux de chômage jamais vus. En même temps, c’était le désabusement dans les milieux militants noirs. En effet, Malcolm X avait été assassiné en 1965, Martin Luther King en 1968, et les textes militants qui ont suivi ces événements (Revolutionnary Suicide de Huey Newton, fondateur des Black Panthers, en 1973, par exemple, ou encore Die Nigger Die, de Rap Brown en 1969) font preuve d’une revendication renforçant le point de vue de Malcolm X: par tous les moyens nécessaires, donner une voix aux Noirs d’Amérique. Et le moyen privilégié était le suivant: la possession personnelle d’armes à feu.
C’est ce contexte trouble qui a donné naissance à la sous-culture du hip-hop. Le monde devait être plus que sauvé: il avait à être réinventé. Pas tout à fait à partir de rien, bien sûr – ce n’est jamais le cas. Il y avait les matériaux culturels existants, qui pouvaient se faire réapproprier. Le jazz, le blues, mais aussi le disco, alors en vogue. Dans les milieux défavorisés, on n’avait pas l’argent pour s’acheter des instruments, mais on avait l’argent pour s’acheter des disques. Avec deux tables tournantes, et deux fois le même disque, un DJ pouvait créer des «infinite loop», donnant naissance au hip-hop. Ajoutez quelqu’un qui scande quelques mots par-dessus les musiques, pour faire lever la fête, et vous avez les premiers raps. Mais il y avait plus: le graffiti et le break dance, formes d’art de rue, elles aussi.
Ce qui unissait toutes ces formes d’art, justement, était cette mobilité et ce contact direct que permet la rue. Les DJ, en effet, se construisaient eux-mêmes des systèmes de son mobiles, qui pouvaient être installés dans n’importe quel endroit, pourvu qu’on trouve un poteau électrique à trafiquer. Même chose pour les graffitis, dont les premiers artistes rêvaient qu’ils puissent être vus partout dans la ville en voyageant sur les wagons de métro («go all city»). Peints dans le Bronx et Washington Heights, les trains voyageaient jusqu’au cœur de la Grosse Pomme et ses quartiers riches, marqués par le geste provocateur des quartiers défavorisés. Les Taki 183 et Cay 161 notaient leur nom suivi du numéro de leur rue – et avec des rues comme 183 et 161, on savait immédiatement que ça venait des quartiers pauvres, loin de l’argent de Wall Street et du World Trade Center, dont on ouvrait justement les portes en 1973. Le hip-hop naissant, certes, voulait sauver le monde.
Un de ses pères fondateurs, Afrika Bambaataa (figure controversée depuis qu’il s’est fait accuser d’agression sexuelle sur des mineurs l’an dernier), fondateur de la Zulu Nation, était un ancien membre d’un gang de rue – les Black Spades. Il a fondé la «nation» du hip-hop pour sortir les jeunes des gangs. Et il en a élaboré ses principes. En plus des quatre éléments artistiques proprement dits (DJ, Rap, Graffiti, Break Dance), il affirmait que ce qu’il voyait déjà comme un «mouvement» était animé par quatre forces fondamentales: la paix, l’amour, l’unité et le fait d’avoir du plaisir (peace, love, unity and having fun). Si le hip-hop s’est vu d’emblée comme un mouvement, c’est qu’il était animé d’un double ressort: à la fois politique et artistique. Il ne s’est jamais agi, pour les pionniers du genre, de simplement divertir.
Conceptuellement, cela se comprend bien par l’outil premier des DJ: le système de son. Vous avez peut-être déjà vu, comme moi, dans votre fil Facebook, passer le mème qui affirme que le seul bon système est un système de son. Eh bien. Il est possible de n’y voir qu’une boutade, qu’un jeu de mots. Mais j’y vois bien plus. Dans le cadre du cours que j’enseigne au Collège Montmorency, il s’agit d’un des chemins de traverse que je fais entre la tradition hip-hop et la tradition philosophique européenne.
Un système, dans son sens étymologique, est un assemblage de morceaux distincts. C’est ainsi qu’un système de pensée essaie de réconcilier des éléments qui à la base existent indépendamment les uns des autres. C’est exactement de cette manière que le système de pensée est conçu par un de ses plus grands penseurs: Emmanuel Kant. C’est bien connu, son système se divise en trois morceaux. Il y a d’abord ce qui est: la réalité objective, scientifique ai-je envie de dire pour faire court. C’est cette réalité, et les limites de ce qui peut être connu à son propos, qui est explorée dans le premier morceau du système kantien: la Critique de la raison pure (1781). Ensuite, deuxième morceau, il y a les choses telles qu’elles devraient être. Il ne s’agit plus alors de la science, mais de l’éthique et de la morale. C’est ce qui est exploré dans le deuxième morceau du système kantien: la Critique de la raison pratique (1788).
Le problème de Kant, comme dans tout système qui se veut englobant de tout le réel (du monde donc), est de savoir comment réconcilier ce qui est avec ce qui devrait être. Kant essaie de le faire dans sa troisième critique, la Critique de la faculté de juger (1790). Kant essaie, ni plus ni moins, de sauver le monde. De sauver, pour le dire plus précisément, la possibilité de penser le monde tel que le concept le demande: tout d’un coup, sans dichotomies irréconciliables agaçantes. La réponse qu’il offre est esthétique. En effet, c’est par l’expérience du beau que Kant croit qu’on peut avoir cette impression comme si ce qui était et de qui devait être se rencontraient enfin. Quand on regarde un coucher de soleil, quand on écoute le Requiem de Mozart, pour donner des exemples qui font l’unanimité, on a l’impression que ce qui est se transforme, l’instant d’une contemplation, en ce qui devrait être.
Le problème, évidemment, c’est que ces moments unificateurs sont rares. Ces moments où on a la chair de poule tellement c’est beau. Cette impression comme si tout allait s’arranger nous fuit en un clin d’œil.
Par l’usage du système de son, je crois que les premiers DJ du hip-hop ont voulu rendre plus fréquents ce genre de moments. Eux aussi étaient confrontés à un être, d’une part, et un devoir être, d’autre part. L’être, c’était la réalité implacable de la vie difficile dans les ghettos de New York. Le devoir être, c’était la possibilité que chacun devrait avoir de s’exprimer dans l’espace public d’une société qui se veut démocratique. Le système de son mobile des DJ permettait cette réconciliation de l’être et du devoir être, en prenant contrôle d’un parc, d’un sous-sol de HLM, d’un centre communautaire. La beauté de ces fêtes, les premiers block party hip-hop, a ouvert la possibilité de penser un monde renouvelé où les populations défavorisées, à majorité noire et latino, avaient enfin une véritable voix.
Mais une fête, par définition, c’est temporaire. Comme dans tout moment de beauté, la réconciliation du monde qui s’y pointe le bout du nez ne peut qu’ensuite laisser place aux lendemains difficiles, à la réalité qui reprend le dessus, à la voix d’une nouvelle génération qui se retrouve enterrée par le bruit ambiant à nouveau. Tout au long de l’histoire du hip-hop, cette volonté de réconcilier la réalité injuste avec les aspirations éthiques légitimes des communautés défavorisées s’est butée au même mur: la réconciliation est éphémère, toujours. Pour chaque KRS-One, rappeur contestataire qui revendiquait le mouvement «stop the violence», il y avait aussi un Scott Larock , son DJ, tué de sang-froid dans les rues de New York. Pour chaque Public Enemy, qui affirmait avec force l’existence d’un nouveau «nous» qui voulait «fight the power», il y avait un Flavor Flav, au sein même du groupe, qui a sombré dans le crack, et qui a même participé récemment à une vulgaire émission de télé-réalité.
Les mouvements s’estompent, les idées s’essoufflent, le beau devient l’objet d’une nostalgie. Tout est à refaire, en attendant un sauveur. Si le beau peut momentanément réconcilier le monde, il faut un sauveur pour le réconcilier durablement. Avec tout ce que la notion de sauveur a de problématique. La figure de Tupac Shakur se présente ainsi. Il avait conscience intime des difficultés auxquelles le hip-hop faisait face, mais il a décidé de prendre le poids du monde sur ses épaules, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, pour tenter de réconcilier ce qui est avec ce qui devrait être. Il a même repris l’imagerie du Christ pour le faire, en couverture de son premier album posthume (The Don Killuminati: The 7 Day Theory), dont il a adoré le projet de pochette peint par Ronald «Riskie» Brent, se voyant lui-même comme un sauveur. En effet, si la beauté peut vraiment sauver le monde, c’est qu’on pense implicitement qu’il peut exister, derrière le beau lui-même, quelque chose comme un sauveur. C’est ce que pensait Tupac.
Le développement intellectuel de Tupac Shakur est lui-même intéressant. Il lisait beaucoup, mais il dérapait beaucoup aussi. On le présente normalement comme un être essentiellement dichotomique. D’une part, il était héritier de la tradition des Black Panthers, via sa mère, membre du groupe. Afeni Shakur, en 1970, appartenait aux New York 21, qui projetaient faire exploser des cibles de choix à Manhattan. Elle s’est retrouvée en prison, et Tupac a passé sept des neuf mois dans le ventre de sa mère derrière les barreaux. Le parrain de Tupac, d’ailleurs, était Geronimo Pratt, haut placé chez les Panthers. D’autre part, Tupac est vu comme un voyou: drogue, alcool, misogynie.
En 1995, Tupac entre en prison pour agression sexuelle. Alors qu’il est derrière les barreaux, il lit Le Prince de Machiavel. En sortant de prison, il adopte un nouveau surnom: Makaveli. Les études sur Tupac, malheureusement, laissent Machiavel de côté. Certains l’ignorent tout simplement, certains font comme si Tupac n’assimilait pas vraiment ce qu’il était en train de lire. Mais il se trouve que justement, quand on lit attentivement Le Prince, on se rend compte que la pensée machiavélienne permet de réconcilier les dichotomies classiques qu’on trouve chez Tupac. En effet, on trouve chez Machiavel à la fois l’engagement politique et en même temps l’absence quasi totale de considération morale pour autrui. Machiavel défend effectivement qu’il faille mettre la morale de côté pour exceller en politique. Exceller en politique, c’est dominer un territoire le plus longtemps possible. Et pour cela, il faut lire le plus possible et connaître notre territoire. Tupac suit les préceptes à la lettre pour dominer: il se fout de la morale, il lit beaucoup, il a sillonné les États-Unis.
Plus précisément, Machiavel prône un schéma en trois temps pour mener le prince au succès. Un prince doit savoir faire ce qui est nécessaire. C’est la première idée: par tous les moyens nécessaires, dirait Malcolm X. Pour cela, le prince doit savoir faire la juste part à la virtù, qui est tout sauf de la vertu morale. Il s’agit de la force vitale. De l’affirmation de soi. En un mot: de testostérone. C’est la deuxième idée. Mais la force qui s’affirme seule n’arrive nulle part. Le prince doit également savoir accorder suffisamment de place aux aléas de la fortune – le hasard incontrôlable. C’est la troisième idée.
Tupac suit les conseils du maître. Pas besoin d’insister longtemps pour l’affirmation de soi: c’est partout chez Tupac. Il prend tellement de place dans chacune de ses entrevues qu’on peine à comprendre comment son entourage arrivait à le supporter. Mais Tupac est aussi conscient de la fortune. Il a effectivement été victime d’une tentative d’assassinat en 1994, par exemple, avant son assassinat lui-même, qui a eu lieu deux ans plus tard.
Les préceptes machiavéliens invitaient Laurent II de Médicis à sauver Florence, en quelque sorte. Cette idée de sauveur, et de monde à sauver, est aussi celle de Tupac. Le rappeur dit au fond la même chose que Bob Dylan, dans All Along the Watchtower. Au début de la pièce du récent récipiendaire du prix Nobel en littérature discutent le «joker» et le «brigand». Ce sont les hors-la-loi. Et ce sont en quelque sorte les deux traits de personnalité de Tupac: amuseur et criminel, Panthère et voyou. Mais vers la fin de la pièce de Dylan, on annonce un affrontement à venir, où le joker et le brigand marchent vers la ville, où les attend le prince. À qui appartient-il de sauver le monde? Le prince, qui protège sa ville? Où aux hors-la-loi, qui l’attaquent? Pour Tupac, en fait, c’est les trois en même temps. Il faut que tout saute.
«La vertu prendra les armes contre la fureur, et la bataille sera courte. Car l’antique valeur n’est pas encore morte dans les cœurs italiens.» C’est avec cette citation de Pétrarque que se termine Le Prince. L’artiste qui se veut sauveur est un artiste potentiellement violent. Un artiste qui porte le poids du monde sur ses épaules. Un artiste qui court le risque constant de la mort.