Pour une nouvelle citoyenneté sociale-démocrate
La gauche est en péril partout en Occident. Tombant aux mains d’un populisme apolitique qui carbure à l’insatisfaction indifférenciée et à la méfiance facile, elle ne semble pourtant pas en mesure d’offrir une alternative crédible et cohérente à une droite de plus en plus radicale, décomplexée et politiquement efficiente.
Pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi le projet social-démocrate est-il si peu adopté par la jeune génération pour qui l’indignation numérique semble parfois faire office de seul projet politique? Pourquoi cette idée du bien commun fondée sur les principes d’égalité des chances et de redistribution de la richesse est-elle délaissée par les plus vieilles générations qui y préfèrent le repli vers un conservatisme économique et identitaire, considéré comme le seul rempart contre la désagrégation d’une identité nationale qui serait – réellement ou fictivement – menacée par l’immigration, le multiculturalisme et la mondialisation? Est-ce que l’offre politique est tout simplement insuffisante? Ou est-ce que la gauche n’est pas en partie responsable de cet échec, s’adonnant à une auto-immolation perpétuelle où sont encouragés le cannibalisme de ses alliés et la phagocytose de ses rangs, à un point tel qu’il ne lui reste plus aucune énergie pour construire quelque chose comme un projet de société?
Pour comprendre ce recul de la gauche, il est d’abord essentiel de saisir l’importance du sentiment que la droite populiste a su canaliser dans ses poussées électorales en France, aux États-Unis, en Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas, au Danemark et ailleurs. La presse, et notamment la presse écrite américaine qui est traditionnellement plutôt libérale, s’est rapidement convaincue d’une explication unique pour expliquer l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche: un électorat sans éducation, stupide et crédule s’est fait mener en bateau par un arnaqueur professionnel qui a su exploiter un système brisé, misogyne, raciste et homophobe. S’il y a une part de vrai dans ce diagnostic (notamment en ce qui concerne le rôle de l’arnaqueur professionnel), le problème demeure la conclusion qu’une partie des universitaires et des médias américains en ont tirée: dans un tel marasme politique, le rôle de la gauche consisterait à accumuler les preuves montrant que le système ne fonctionne pas et à étayer une critique des mœurs, pourfendant et dénonçant sans relâche les travers – collectifs et individuels, moraux, politiques mais aussi historiques – des acteurs du corps politique. Dans cette conception, le but de la gauche ne serait plus d’améliorer la société, mais de faire émerger une hypothétique et toujours fuyante «prise de conscience».
Or, cette prise de conscience se fait toujours attendre et on pourrait même penser qu’elle est plus que jamais hors d’atteinte. Pourquoi donc? Pourquoi, pour prendre un exemple concret, les jeunes hommes de la banlieue de la ville de Québec ne sont-ils pas touchés par les propositions d’un parti comme Québec solidaire, qui peine à trouver des appuis à l’extérieur de Montréal? Pourquoi ces gens sont-ils plus facilement charmés par les discours libertariens, anti-État et anti-gauche, qui émanent des radios commerciales de la Capitale-Nationale? L’une des raisons – ce n’est pas la seule mais elle est importante –, c’est que la gauche a complètement cessé de s’adresser à ces personnes et ne semble aucunement souhaiter les convaincre d’un projet politique viable. Pire encore, une frange de cette gauche pointe désormais ces jeunes gens du doigt comme étant les principaux responsables, par ancêtres interposés, de tous les maux du système.
Dans les dernières années, face au repli conservateur, la gauche a elle aussi opéré un repli: un repli vers elle-même, vers ses émotions, vers ses identités démultipliées et démultipliables, vers une vision simpliste de la société et de l’histoire comprises de manière binaire, comme une lutte entre opprimés et oppresseurs. Elle a cessé de faire ce que toute alternative politique crédible se doit de faire: aller vers la personne qui ne pense pas comme nous, convaincre, rallier, rassembler, coaliser. Beaucoup de gens de gauche, qui embrassent pourtant naturellement toutes les manifestations de la diversité (culturelle, religieuse, ethnique, sexuelle, etc.), semblent incapables de coexister avec la diversité idéologique, avec cet «autre» politique qui est différent de nous. Et cet «autre» pour la gauche contemporaine, ce n’est pas cette étudiante queer née de parents immigrants qui s’installe dans le Mile-End, c’est ce jeune homme francophone, marié et père de deux jeunes enfants, qui travaille dans une shop de Beauce et qui pense que les impôts sont du vol.
Ce n’est pas à dire que la défense des minorités n’est pas une chose importante: au contraire, c’est l’un des mandats qui réside au cœur de l’idée d’égalité des chances. Défendre les plus démunis, lutter contre la concentration et la corruption du pouvoir et descendre dans la rue pour protester contre les excès d’un système qui produit des injustices: voilà autant de fortes motivations d’un engagement campé à gauche. Mais à moins de réellement penser que le système et ses institutions ne servent plus à rien, qu’ils ne sont bons qu’à jeter à la poubelle, la meilleure façon, dans une démocratie délibérative, de protéger les minorités et les plus démunis, c’est de convaincre une majorité de gens que la défense des minorités est une chose importante, qu’il s’agit là d’un objectif politique légitime. C’est aussi de convaincre un maximum d’électeurs que les idées d’égalité des chances et de redistribution de la richesse sont bénéfiques à l’ensemble de la société, qu’un projet social-démocrate sérieux et crédible est quelque chose de possible et même de souhaitable, et que l’État (malgré toutes ses failles) et ses institutions ont un rôle à jouer dans le chemin nous menant vers davantage de justice sociale.
La construction d’un avenir commun est un projet que la gauche se doit de reprendre, c’est l’un de ses mandats, l’une de ses obligations morales. Car les défis qui attendent la société québécoise dans les prochaines décennies sont gigantesques. Notons-en seulement deux: 1) une automatisation sans précédent du marché du travail, à commencer par l’industrie du transport, qui amènera une complète reconfiguration des rôles traditionnels liés à l’emploi; 2) des changements climatiques dont les conséquences précises sont encore difficiles à prévoir pour le Québec, mais qui changeront en profondeur notre rapport au territoire.
Pour construire une société plus juste à travers ces changements de paradigmes, la gauche doit repenser sa stratégie. Elle doit cesser de regarder vers les différences entre les personnes ou les groupes et recommencer à trouver ce qui nous unit, ce que nous avons en commun. Elle doit se remettre à convaincre des électeurs, à aller vers ceux et celles qui ont perdu confiance en elle et comprendre les causes de cette méfiance. La gauche doit arrêter de prêcher comme si elle s’adressait à une horde d’infidèles et de vouloir policer les mœurs du haut vers le bas, criant les nouvelles règles de la société juste depuis un trône érigé sur sa propre supériorité morale – une posture extrêmement arrogante qui lui vole chaque jour des milliers d’adhérents. Elle doit aussi cesser de tourner le dos à la science, à l’art et à la liberté d’expression – cette dernière qu’elle défendait bruyamment dans la rue jusqu’à tout récemment.
Il est impératif que la gauche redevienne rationnelle, pragmatique et attirante, une gauche citoyenne fondée sur les principes forts d’égalité des chances et de redistribution de la richesse; une gauche prête au pouvoir et prête à se servir des leviers législatifs de l’État pour construire, concrètement et durablement, une idée du bien commun.
Antoine Ross Trempe
Éditeur et auteur
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