On s'entend que de voir son père s'étouffer jusqu'à ce que mort
s'ensuive à cause d'une patate frite obstruée dans sa gorge est le
genre d'événement qui s'oublie difficilement. Même chose pour cet
itinérant qui s'est désintégré sous vos yeux par combustion spontanée
alors que vous veniez tout juste de lui remettre une pièce de monnaie.
Je le répète, ce sont des moments qui gardent une place privilégiée au
sein de notre mémoire. Toutefois, combien de situations tout à fait
insignifiantes se tatouent à jamais dans notre cerveau, et ce, sans
explication pouvant comporter le moindre semblant de logique?
Par
exemple, à toutes les fois où j'appuie sur l'icône rafraîchir d'une
page web, je pense immédiatement à ce soir de juin 1996 alors que
j'étais avec un certain Nicolas Minier. J'ignore cependant ce que nous
étions en train de regarder mais si j'avais 16 ans à cette époque, je
suis prêt à parier que ce n'était pas une photo de Jean-Paul Sartre.
Pas besoin de vous faire un dessin.
Voilà donc que ce soir, je jouais à Big Bang Mini, un jeu sympathique de Nintendo DS où l'on doit sauver la planète à l'aide de feux d'artifice,
et c'est là qu'un souvenir pénible m'est venu à l'esprit. En fait, deux
dont un plutôt pénible. L'autre, le pas pénible, c'est lorsque mon
cousin Dan avait reçu un résidu de rocket dans l'oeil. Un de ces
moments hilarants.
Et maintenant, je tiens à avertir les âmes
sensibles que ce qui suit est d'une désolation difficilement
supportable. Pour dire vrai, je qualifiais quelques lignes plus haut ce
souvenir de pénible mais franchement, pénible est un bien faible mot.
Tout ça me donne une idée afin de rendre l'histoire qui suit moins
lourde: on va jouer à un jeu. Je vous offre un choix de qualificatifs
et après avoir lu ma petite histoire de feux d'artifice, vous devrez
sélectionner celui qui, à votre avis, conviendrait le plus.
Voici
donc ma playlist de qualificatifs: accablant, affligeant, affreux,
aigre, amer, angoissant, âpre, ardu, assujettissant, astreignant,
atroce, attristant, bizarre, cassant, consternant, contraignant, cruel,
déchirant, déplaisant, déplorable, désagréable, désolant, difficile,
difficultueux, douloureux, dur, écrasant, embarrassant, embarrassé,
ennuyeux, épineux, épouvantable, éprouvant, épuisant, éreintant,
exténuant, fâcheux, fatigant, funeste, gênant, grave, gros, harassant,
impossible, infernal, ingrat, insupportable, intolérable, invivable,
laborieux, lamentable, lent, lourd, malaisé, malcommode, malheureux,
malplaisant, mauvais, mortel, navrant, odieux, onéreux, peiné, pesant,
piteux, poignant, rude, sempiternel, sensible, somnifère, tendu,
terrible, torturant, touchant, tourmentant, tourmenté, triste, tuant.
Vous
aurez deviné que j'ai tout simplement copié-collé une entrée du mot
pénible sur un dictionnaire de synonymes en ligne mais disons que pour
ce soir, c'est ma playlist.
Et c'est ici que tel un vieux fou
tenant une chandelle tout en étant nu dans l'obscurité, je vous livre
ma petite histoire… Ce devait être en l'an 2000. Deux copains et moi
assistions à une de ces soirées de feux d'artifices commanditées à
l'époque par une marque de cigarettes de filles. Nous nous tenions là
dans la rue et tout au long de cette série d'explosions à couper le
souffle, il y avait à nos côtés ce grand dadais qui, par une chance
inouïe, était accompagné de trois jolies demoiselles. Au moment où le
spectacle se termina, les filles à qui nous prêtions une certaine
tension sexuelle questionnèrent le dadais dans le genre: "Bon ben,
kessé qu'on fait maintenant? On va chez qui? On fait quoi?"
Non mais comprenez que les trois losers
célibataires que nous étions ne pouvaient voir qu'un langage codé mais
clair dans leur propos. Dans nos regards, il y avait de longs couteaux
aiguisés par l'envie et la jalousie pointant directement vers ce
dadais. Ce dernier, ignorant totalement qu'il serait déjà mort si un
simple regard suffisait pour tuer, eut un de ces éclairs de génie qui
illumina son oeil.
Et en moins d'une phrase d'une durée de 4
secondes, le dadais nous fit l'honneur d'être témoins d'un des suicides
sociaux les plus spectaculaires qui soient en affirmant avec une
conviction puante de candeur et de naïveté: "Je l'sais! On part se
louer tous les Police Academy pis on les écoute toute à soir!!!"
Ici, je vous laisse quelques secondes afin de vous remettre du choc.
Évidemment,
les filles ont habilement prétexté un rendez-vous étrangement oublié,
laissant en plan ce pauvre bougre. Et vous savez quoi, je suis certain
que ce soir-là, le gars a trouvé son idée tellement bonne que c'est ça
qu'il a fait. Imaginez un seul instant la sensation d'abrutissement qui
devait l'habiter alors qu'il en était rendu au septième de la série. Ça
fait peur.
Mais le pire dans tout ça, c'est que nous, on a laissé
filer les trois filles sans rien faire et tout le reste de la soirée,
on imaginait le pauvre gars rigoler seul devant sa télé et on le
méprisait et on le détestait et on se disait: "quel nul". Une vraie
soirée de merde. Et on savait que malgré tout ça, lui au-moins, il
riait.
Les trois filles sont « venues » chez nous.
Je me doutais ben aussi…