Je suis arrivé dans le quartier Naudville à l’âge de sept ans. Je me souviens que ce déménagement m’avait terrorisé. Plus le temps passe et plus il me semble évident que ce qui me terrorisait, c’était l’idée que ce déménagement confirmerait bel et bien la séparation de mes parents.
Comme j’allais habiter en haut de chez mes grands-parents, mon grand-père m’avait emmené avec lui quelques jours avant que nous n’emménagions. Il avait pris le soin de faire la route qui menait de ma prochaine maison jusqu’à ma nouvelle école. Et puis après, on avait fait le tour du quartier et il m’avait raconté un tas de trucs sur Naudville, question de m’y familiariser et de me montrer à quel point c’était le coin le plus singulier et poétique d’Alma.
Ce jour-là, j’ai arrêté de faire des cauchemars.
J’ai tout d’abord connu David, mon voisin d’en face, avec qui ma première activité avait été d’aller casser des vieux néons qui traînaient derrière le dépanneur du coin. Et puis, j’ai connu Claude, ensuite Éric, bref, vous voyez le truc.
Toujours en face de chez moi, juste à gauche de chez David, il y avait Sylvain. Il jouait de la guitare électrique. Et franchement, je trouvais que ça en jetait vraiment d’enfin connaître quelqu’un qui jouait de la guitare électrique. J’avais cette impression d’être à un seul doigt de ce qui, jusque-là, m’avait toujours été inaccessible. La clé qui allait ouvrir la porte vers le rock me semblait à portée de main.
De plus, Sylvain était un chic type. Je me rappelle qu’il était grand, portait des lunettes et avait une bouille comme celles que les adultes sympas ont dans Caillou. Sylvain et sa conjointe avaient aussi deux enfants, des jumeaux, un gars et une fille. Ils devaient avoir quelque chose comme deux ou trois ans de moins que moi. Mais vous savez, quand on sept ans ou même douze ans, deux ans de différence, c’est une éternité.
Et puis quelques années plus tard, alors que j’avais quelque chose comme onze ans, Sylvain et sa bonde m’ont offert mon tout premier boulot. Tout ce que j’avais à faire, c’était d’accompagner leurs deux enfants à la maison après l’école et de leur tenir compagnie jusqu’à leur arrivée sur l’heure du souper. Simple comme bonjour. Les deux gosses étaient si adorables. Je me souviens qu’ils riaient toujours. Encore aujourd’hui, lorsque je pense à eux, je les revois rire à pleine gorge alors qu’ils se cachaient sous le lit et que le préado que j’étais se donnait dans une interprétation pas piquée des vers d’un monstre qui tentait de les attraper.
J’ai fait ce « boulot » pendant un petit moment jusqu’à ce matin de semaine. C’était peut-être l’automne, le printemps ou l’hiver, bref. Ce matin-là, tous les enfants du quartier venaient tout juste de partir à l’école. Ma mère, qui avait été retenue à la maison, avait aperçu Sylvain par la fenêtre. Elle se souvient très bien l’avoir vu sortir de chez lui, d’un pas bien décidé, avec un sac dans la main. Elle l’avait distraitement regardé poursuivre son chemin sur la rue Price, la tête bien droite et le regard fixe.
Et quelques heures plus tard, on avait retrouvé Sylvain dans un boisé du quartier où il s’y était donné la mort.
Sylvain avait donc été le premier joueur de guitare électrique que j’aie connu mais aussi, la première personne que j’aie connue à s’être enlevé la vie.
Je vous avouerai que le reste m’apparait plutôt flou. Je sais que la plupart des enfants dans les rues avoisinantes sont restés à la maison le lendemain. Je sais aussi que j’ai beaucoup pleuré.
Mais la vie a continué. La conjointe et les enfants de Sylvain sont partis vivre ailleurs. Moi aussi. Et six ans plus tard, alors que j’occupais mon premier vrai travail dans une épicerie, j’ai croisé à nouveau la famille que Sylvain avait laissée derrière lui. Évidemment, ils avaient vieilli, mais j’aurais pu reconnaître leurs traits parmi des milliers d’autres gens. Ils avaient toujours ce regard, mais les grands éclats de rire et l’innocence étaient bien derrière nous.
Et chaque fois que je retourne me promener dans mes vieux souvenirs en arpentant les rues de Naudville, j’ai cette stupide impression que mon grand-père marche toujours à mes côtés sauf que c’est maintenant moi qui lui raconte mes histoires. Mais lorsque nous longeons le segment de la rue Price qui mène de notre ancienne maison jusqu’au boisé, c’est en silence que nous le faisons.