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Lucien Bouchard et la «cohérence»

 

 

C'est proprement fascinant cette fascination pour cette question qui semble être devenue existentielle dans La Belle Province : Lucien Bouchard est-il encore souverainiste?

On se croirait presque dans une réunion d'exégètes catholiques se demandant si la Vierge Marie l'était encore plus tard dans sa vie?

Mais de fait, cette question est un tantinet particulière dans la mesure où, après tout, on la pose à propos d'un homme dont une des principales caractéristiques est d'avoir communié à plusieurs autels politiques et constitutionnels tout au long de sa vie adulte et de sa carrière de politicien.

Impressionné par Trudeau et son French Power dans les années 60, il devient ensuite un sympathisant souverainiste lorsque René Lévesque fut élu premier ministre, puis un enthousiaste du «beau risque», lequel allait paver la voie éventuellement à la grande réconciliation, fort sincère d'ailleurs, de l'Accord du Lac Meech pour lequel M. Bouchard fut une inspiration de premier ordre pour Brian Mulroney.

Puis, choqué par son échec en 1990, il tourna le dos à son mentor fédéral, créa le Bloc québécois, etc., etc…

Vu ainsi, d'aucuns seraient tentés de conclure à un parcours confus, s'éclatant dans toutes les directions, selon les circonstances.

Certes, il y a un peu de vrai là-dedans. Mais c'est aussi le parcours de bien des francophones à ces époques-là.

Mais j'oserais avancer qu'à travers ce parcours d'apparence aussi peu linéaire, il existe malgré tout une ligne directrice passablement claire et passablement commune pour les Québécois francophones de sa génération: soit la pratique d'un nationalisme canadien-français, puis québécois, d'affirmation nationale, trempé dans la vision d'un Canada dont la nature idéale souhaitée serait binationale, faite de l'union de deux peuples fondateurs dont les droits et pouvoirs devraient être nettement plus égalitaires.

Que Lucien Bouchard, trempé dans ce type de nationalisme, en ait épousé la plupart des incarnations politiques depuis les années 1960, n'a donc rien de surprenant. Et il fut loin d'être le seul à le faire.

En fait, vu sous cet angle, le «souverainisme» devient une de ces incarnations parmi d'autres. Une incarnation ancrée dans certains moments précis de notre histoire récente. Et donc, pouvant en changer selon les circonstances.

Cette question existentielle qu'on pose sur Lucien Bouchard est une chose. Mais il importe surtout de la situer dans un parcours montrant une certaine cohérence malgré les apparences contraires. Autant sur la question nationale que sur celle de l'«identité».

La question n'est donc pas tant de savoir si M. Bouchard serait «encore» souverainiste, mais plutôt de tenter de suivre les diverses incarnations de sa véritable école de pensée politique, qui fut celle de nombreux «Canadiens français» devenus ensuite des «Québécois»: celle de l'affirmation nationale du Québec et de son autonomie.

Ou, si vous préférez, celle du rêve de trouver enfin un moyen de créer un «rapport de forces» avec le Canada dans le but de négocier, au minimum, un accroissement marqué des pouvoirs du Québec. Mais pas nécessairement l'indépendance.

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Ce rêve aura pris plusieurs formes au fil des décennies, dont le «souverainisme», pensé dans un cadre d'association formelle avec le Canada (école Lévesque), de même que l'indépendantisme (école Bourgault, D'Allemagne & Parizeau).

Mais attention. À cette enseigne, l'«indépendance» pure et dure à la Jacques Parizeau n'aura jamais vraiment fait partie du parcours ou de la vision de M. Bouchard.

En fait, lorsqu'on regarde son parcours sous l'angle d'un nationalisme fortement affirmationniste, mais pas nécessairement indépendantiste – un regard fort différent de la manière dont on appréhende habituellement le «phénomène» Lucien Bouchard -, on comprend d'autant mieux à quel point René Lévesque et lui se rejoignent et se recoupent dans ce même parcours. (*** Exception faite pour la période «French Power» des années 1960).

Ce n'est donc pas un hasard si M. Bouchard voue une si grande admiration à M.Lévesque. Il s'y retrouve probablement et ce, à bien des niveaux. La revendication souverainiste étant vue comme un outil d'affirmation et de négociation avec, et possiblement même dans une fédération canadienne refondée, et non comme une fin en soi.

Donc, revenons sur cette «cohérence» de M. Bouchard. Autant sur la question nationale que sur celle de l'«identité». Sa sortie de mardi soir en faisant parfaitement foi.

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I. Sur la question nationale:

Donc, M. Bouchard serait plus de l'école de pensée associationniste de René Lévesque cherchant à créér un «rapport de forces» avec le Canada, que de l'école indépendantiste de Jacques Parizeau.

Question de tenter de valider cette hypothèse, voyons ce que j'appellerais ses quatre principales incarnations politiques des années 1980 et 1990.

1) 1987-1990: il inspire à Brian Mulroney le désir sincère de réparer l'affront de 1982. Ce qui accoucha de l'Accord du Lac Meech et donc, d'une vision plus asymétrique du fédéralisme canadien visant à «accommoder» cinq des demandes dites traditionnelles du Québec, dont la reconnaissance de celui-ci comme «société distincte».

2) 1990-1993: Il fonde le Bloc québécois. À ses débuts, il le souhaite être une «coalition arc-en-ciel» de nationalistes et de fédéralistes déçus par l'échec de Meech (même Jean Lapierre y était), et non un parti ouvertement indépendantiste.

Tant et si bien qu'en 1991, il approche Gérald Larose et Claude Béland – ancien président des Caisses Desjardins -, pour leur demander de créer un nouveau parti provincial au Québec, question de concurrencer le PQ de Jacques Parizeau qu'il juge «trop militant». Voici comment M. Béland se souvenait des paroles de M. Bouchard:

"Monsieur Béland, il faut que vous donniez le grand coup! Il faut fonder un parti. (…) On peut créer une force de gens qui ne veulent pas s'embarquer dans le Parti québécois. Un peu des gens du Bloc, des démissionnaires du Parti libéral, comme Mario Dumont et Jean Allaire." Voir: Pierre Duchesne, Jacques Parizeau 1985-1995. Le Régent, Montréal, Québec Amérique, 2004, chap. 9: "Le deuxième parti", p. 191-198. (Claude Béland a refusé cette "offre".)

3) 1994-1996: Happé en quelque sorte par la victoire prévisible du PQ à l'élection de 1994 et l'engagement de M. Parizeau à tenir un référendum dans les 8 à 10 mois d'un premier mandat, M. Bouchard «aligne» plus le Bloc sur le PQ.

Mais en 1995, avant le référendum, M. Bouchard rencontre M. Parizeau privément.

En entrevue avec le journaliste Pierre Duchesne, Jacques Parizeau affirmait que pendant la préparation du référendum de 1995, M. Bouchard avait tenté de le convaincre de reprendre l'approche de 1980, à savoir la tenue de deux référendums – un pour obtenir un «mandat de négocier» avec Ottawa et l'autre pour faire «approuver» le résultat des «négociations». (Le Régent, section «Les deux référendums», pp. 372-…)

*** Lucien Bouchard a d'ailleurs confirmé cette version des faits ce mardi soir à Québec en ces mots: ««J'ai dit: Monsieur Parizeau, on va faire deux référendums. On va en faire un pour aller chercher un mandat de négocier. Mais on va s'engager durant le référendum à revenir devant la population pour lui soumettre les résultats des négociations pour qu'elle puisse dire bon, c'est correct, je suis pas d'accord, oui ou non? Puis, on l'aurait gagné le premier. Moi, je suis pas sûr de grand chose en politique, mais je suis sûr qu'on l'aurait gagné à 60% au moins, le premier, si les gens avaient su qu'on allait revenir pour leur donner les résultats. Et là, on aurait négocié dans des vraies conditions. Avec un rapport de forces. Avec un mandat de la population. (…)»

Le problème étant par contre qu'une indépendance nationale ne requiert pas deux référendums. Mais un seul.

Par contre, si on veut se servir d'un Oui majoritaire comme outil de rapport de forces pour tenter de négocier avec Ottawa une nouvelle entente, disons, plus autonomiste, et bien là, en effet, la tenue de deux référendums est plus appropriée. Puisque le deuxième référendum porterait nécessairement sur les résultats de la négociation d'une «nouvelle entente». Et ce, sans même compter le risque très réel qu'un deuxième référendum soit carrément défait… Auquel cas, toute cette démarche tomberait à l'eau!

On voit donc que la thèse même des deux référendums est , au pire, antinomique à la réalisation d'une indépendance nationale. Et au mieux, risquée parce qu'elle ouvra la porte à une défaite possible du second référendum ou à une dilution de la souveraineté pendant la période de négociation.

C'est d'ailleurs pour cela que M. Parizeau était en désaccord avec l'approche de 1980 (mais étant ministre à l'époque, il l'a néanmoins soutenue publiquement). Et c'est pour cela qu'une fois premier ministre, il l'a abandonnée. Tout comme il a rejeté l'idée de M. Bouchard en 1995 de retourner à la stratégie des deux référendums.

4) 1996-2001: Enfin, comme premier ministre du Québec, M. Bouchard a presque immédiatement mis la souveraineté «en veilleuse» pour se concentrer sur sa lutte au déficit, laquelle prendra plusieurs années. Puis, en 1998, il adoptera la formule des «conditions gagnantes» confirmant dans les faits cette mise en veilleuse.

Bref, il n'y a rien de surprenant à ce que M. Bouchard ait déclaré ce mardi soir que la souveraineté n'est plus qu'à l'«état de rêve» et qu'«on a autre chose à faire que d'attendre quelque chose qui vient pas vite. On a des problèmes très graves, des problèmes économiques, des problèmes d'éducation, des problèmes de santé, de finances publiques. Il faut qu'on se mette à la tâche. C'est ça, mon message.»

C'est précisément ce qu'il a fait de 1996 à 2001. Il s'est en effet occupé d'«autre chose».

Lorsque mardi soir, il demanda: «quel sera le tremplin de notre nouveau départ? Quel rêve inspirera le lancement de notre prochain chantier collectif?», l'ironie est que sa réponse – s'occuper des «vraies affaires» comme les finances publiques, l'éducation, la santé, etc,, est la même réponse qu'il donnait déjà en mars 1996…

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Résumons: M. Bouchard serait plutôt de l'école lévesquiste du «rapport de forces» que de l'école parizeauiste de la rupture et de l'indépendance.

En 1995, sa tentative de retourner aux deux référendums le confirmait une fois de plus. Et ce, à un moment crucial et révélateur.

Mardi soir, il a aussi répété à quelques reprises qu'«en politique, il faut gagner». Et que la promesse de deux référendums garantirait, selon lui, la victoire du premier à hauteur «d'au moins 60%» en rassurant la population (ce qui ne fut pourtant pas le cas en 1980…).

Mais la question devient alors: «gagner» quoi? Puisque, encore une fois, l'approche des deux référendums, parce que très risquée, est antinomique à l'obtention d'une indépendance pleine et entière. Demandez-le à Jacques Parizeau…

Mardi soir, M. Bouchard fut d'ailleurs extrêmement clair sur la notion de «rupture», justement chère à l'école indépendantiste des Parizeau & Bourgault: ««Vous savez, la rupture, là, au Québec, ça marche pas. Les Québécois, s'il y a une chose qu'ils détestent, dont ils ont peur, qu'ils rejettent par nature et par culture, c'est la rupture.»

Alors? Cohérent, Monsieur Bouchard? Tout à fait.

Ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas contribué au résultat du référendum de 1995. Il l'a fait. C'est certain. C'est seulement que dans les faits, contrairement à M. Parizeau, il aurait préféré l'approche de 1980, plus ambivalente et ouvrant sur d'autres «possibles» que l'indépendance complète. Question, dit-il, de «gagner»… Mais «gagner» quoi? Ça, il ne l'aura jamais vraiment dit…

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II. L'identité:

Même cohérence côté «identité».

Mardi soir, il a reproché au PQ de manquer d'«ouverture», disant ne plus le «reconnaître comme le parti de René Lévesque.

Pis encore, il avançait que le PQ serait en train de «remplacer l'(ADQ) dans la niche du radicalisme».

Il disait aussi: «j'ai pas envie d'une police du voile»; «les questions sur la laïcité, c'est très exagéré»; et sur les écoles ultra-orthodoxes juives: «c'est marginal» «En quoi, ça me dérange, moi?»

Là encore, l'homme est cohérent. Du moins, depuis 1996 – l'année où le thème de l'«identité» prenait la forme de la question linguistique, alors que depuis deux ans, elle prend la forme d'un débat sur la «laïcité et les accommodements raisonnables».

Devenu premier ministre en 1996, il avait refusé d'entériner la décision prise par son parti lors de son congrès de novembre de renforcer la Loi 101 en invoquant la clause dérogatoire de la Charte canadienne des droits. S'il devait le faire, disait-il, il ne pourrait tout simplement plus se regarder «dans le miroir»!

Et s'il avait pourtant dit le contraire en 1988 lorsqu'il appuya la décision de Robert Bourassa d'invoquer la clause dérogatoire, il est évident que dans les années 90, M. Bouchard avait plutôt épousé la thèse voulant que le droit à l'affichage commercial en anglais soitt un «droit individuel» des anglophones -droit qu'il refusait dorénavant de «suspendre» avec cette même clause dérogatoire.

Même son aversion de l'époque pour la «police de la langue» semble se reproduire aujourd'hui dans ce qu'il appellait mardi soir la «police du voile» /sic/ qu'il ne veut pas voir au Québec ….

D'ailleurs, son discours ultra émotif du «miroir» en 1996 fait aussi penser à ce qu'il déclarait mardi soir sur les «discussions sur la laïcité et les signes religieux» avec une émotion tout aussi théâtrale: «je souffre vraiment de ça»!…

Quant à sa critique du PQ, voulant qu'il manque d'«ouverture» envers les non-francophones et le caractère de plus en plus multiethnique du Québec, c'est également ce qu'il en pensait déjà dans les années 90.

Et ce fut aussi précisément ce qui le motiva dans sa confrontation finale en décembre 2000 avec son parti sur la fameuse «affaire Michaud», laquelle fut un des prétextes ayant servi à sa démission le 11 janvier 2001…

Mais le fait est que M. Bouchard se méfiait profondément de ce parti lorsqu'il en a pris la direction en 1996, le croyant toujours, à tort, au bord de l'intolérance…

Et que ça ne semble pas avoir changé en 2010… C'est tout.

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@ Photo: http://media.canada.com/idl/ntnp/20070913/ntnp_20070913_a018_betrayalisthede_77910_mi0001.jpg