Il y a un an et demie, à l’automne 2010, la Grande-Bretagne toute entière était tournée vers les luttes étudiantes qui tentaient de s’opposer à une hausse de frais de scolarité de plusieurs milliers de pounds. C’est pour dire. En sentant venir la présente grève, j’avais alors décidé d’interviewer virtuellement l’anthropologue militant David Graeber, qui enseigne depuis peu au Goldsmiths College de Londres. David Graeber a entre autres publié Pour une anthropologie anarchiste (Lux éditeur, 2006) et Direct action : An ethnography (AK Press, 2009) et travaille depuis longtemps sur la valeur, le capitalisme et les relations d’échange en général. Son oeuvre est d’une fraîcheur inouïe, peut-être en raison du fait que l’auteur est un militant anarchiste.
Merci beaucoup, David Graeber, d’avoir accepté de réaliser cette courte entrevue avec nous. Nous voulions connaître votre opinion quant à l’attitude et aux réponses des académiciens et académiciennes britanniques vis-à-vis des réformes néolibérales en éducation mise en application présentement. Notre collectif est principalement préoccupé par la crise qui secoue les disciplines des humanités (lettres et sciences sociales) en Grande-Bretagne, mais également partout en Occident, particulièrement au Québec. Les coupures budgétaires imposées aux départements de sociologie, d’anthropologie ou encore de littérature affaiblissent radicalement la possibilité même de pratiquer, de penser et d’étendre ces sciences et disciplines. Comme si ce n’était pas suffisant, les frais de scolarité augmentent à une vitesse effrénée : plus de 9000 £ par année en Grande-Bretagne. Dans ce contexte, la crainte de voir de moins en moins d’étudiants et d’étudiantes étudier dans les disciplines des humanités grandit.
Oui, c’est tout à fait le résultat à entrevoir. Je crois que votre façon de présenter la situation est tout à fait juste, quoique je le ferais de manière plus appuyée encore : il est question d’ « affaiblir radicalement la possibilité même de créer, de penser et d’étendre » la connaissance et le savoir humain en eux-mêmes. Il s’agit de barbarisme actif, un assaut direct sur l’idée d’éducation en elle-même ou, plus spécifiquement, sur l’idée qu’il puisse exister des valeurs ne pouvant être mesurées en termes pécuniaires. C’est ma perspective en tout cas. En 2008, toute la légitimité intellectuelle que le projet néolibéral avait pu avoir à ce jour s’est, en gros, effondrée. Depuis des décennies, les gens de partout dans le monde se sont fait dire que, bon, les hommes de Wall Street, PDG, financiers, gestionnaires de fonds de placement à risque, ce ne sont pas de très bonnes personnes, mais ce sont les seuls individus capables de gérer un système économique viable et, plus encore, ce sont les seuls à comprendre la vrai valeur des choses, comment mesurer la valeur. Puis, en 2008, on a réalisé qu’il s’agissait d’un important mensonge. En fait, ils sont parvenus à faire s’effondrer l’économie mondiale au grand complet à cause de leur propre incapacité à comprendre la valeur même de leurs propres instruments financiers. Quelle est la réponse ? Et bien, ils n’essaient même plus de se justifier, ils en sont incapables – ils ont plutôt décidé de mener un assaut contre tout le monde où tout les coups sont permis, et plus que tout, sur n’importe qui ou n’importe quel espace social ou institution qui pourrait être en position de suggérer une conception différente de comment la vie pourrait être organisée et, plus encore, de ce qui est important, de ce qui vaut la peine, de ce qui est précieux dans la vie. D’où les attaques contre les universités, et plus précisément les humanités et la théorie sociale. C’est un assaut politique, idéologique issu d’une classe désespérée, énormément riche et puissante, qui a détruit toutes traces de légitimité politique.
Puisque vous enseignez en ce moment à Londres, êtes-vous en mesure de nous dire si les académiciens et les académiciennes des différents champs des humanités se sont mobiliséEs contre ces réformes ?
Plusieurs se sont mobilisés en tant qu’individus, ont participé à des marches, ont supporté des occupations, ont même participé à des occupations ou à des actions dans la rue à certaines occasions. Plusieurs autres ont été actifs à travers leurs syndicats. Mais c’est difficile ici. La plupart des gens ne sont pas au courant de ceci, mais la Grande-Bretagne possède des lois extrêmement répressives en matière de travail pour un pays qui se présente comme une démocratie. Je me souviens avoir pris part à une assemblée syndicale où une demande quasi unanime avait était faite pour émettre une déclaration disant que les coupures étaient une attaque politique sur le principe même de l’éducation. On nous avait alors dit que d’émettre une telle déclaration serait illégal (!), les syndicats n’ayant droit de faire des déclarations publiques que sur des questions traitant des salaires et des avantages sociaux. De nombreuses lois de ce genre furent introduites sous Thatcher et les gouvernements du « Labour » qui suivirent ne les retirèrent point ; ainsi, aussi, les grèves de solidarité, les grèves générales, presque toutes les actions politiques réelles des syndicats sont interdites. En même temps, des professeurs ont été congédiés – l’exemple de Chris Knight durant les événements récents du G20 est bien connu – pour avoir fait des déclarations en faveur de l’action directe, et cela a assurément un effet glaçant.
Les étudiants et étudiantes, à travers leur protestation et leur résistance, se sentent-ils/elles appuyéEs par leurs professeurEs ? En somme, existe-t-il une solidarité entre les académicienNEs et les étudiantEs ?
Et bien, vous allez devoir demander aux étudiantEs ! Je sens que les étudiantEs sont en général touchéEs lorsqu’ils/elles rencontrent unE enseignantE prêtE à se battre côte à côte dans les rues ou à simplement se présenter à une marche. Le problème est qu’il y a généralement plutôt peu de ceux-ci/celles-ci. La plupart ont passé la majeure partie de leur vie à être timide et craintif/ve, cherchant à entrer dans les bonnes grâces de la bureaucratie, faisant ce qui leur était dit, ils et elles trouvent difficile d’imaginer se comporter autrement. L’académie, en tant que système, est faite pour prendre ces personnes, peut-être les mieux à même de défier le pouvoir de manière effective, et d’étrangler leur esprit. À plusieurs niveaux, c’est extraordinairement efficace.
Pensez-vous que certainEs académicienNEs ont peur de prendre position publiquement sur ces enjeux ? Et puisque vous êtes ouvertement un activiste radical, comment vivez vous personnellement avec le fait d’être un académicien également ? Sentez-vous une dichotomie entre ces deux postures ?
Et bien, je crois que j’ai déjà répondu, jusqu’à un certain degré, à la première partie, mais en ce qui me concerne, ce sont de réels dilemmes auxquels ont à faire quiconque rejette les principes de base sur lesquels leur société est construite. Et il n’y a pas de bonne réponse, vraiment, vous devez arriver à un affreux et mauvais compromis avec lequel vous pensez pouvoir vivre. D’un côté on peut dire que ce n’est pas comme si j’étais un travailleur de l’automobile anticapitaliste que n’importe qui pourrait accuser d’hypocrisie en travaillant chez Ford. De l’autre côté, la chose insidieuse à propose de l’académie est que l’on y est à la fois un travailleur et un gérant, et qu’il y a une constante pression pour que l’on fasse moins de travail et plus d’administration ; et plus tu en fais, plus ça commence à te changer subtilement. J’essaie de me concentrer sur l’action et la production, d’utiliser les ressources de l’académie pour approfondir les principes en lesquels je crois (et par ressources j’entends tout, depuis l’accès à la bibliothèque jusqu’au prestige), mais généralement on paye un prix très élevé pour cela.
Mais je ne crois pas qu’il faille se limiter à percevoir l’académie comme une simple ressource à exploiter. Ils [sic] sont aussi un trésor à leur manière, néanmoins compromis par l’État et le capital, un des rares espaces dans notre société où nous sommes encouragés à rechercher certaines valeurs qui ne peuvent être évaluées pécuniairement – peut importe ce qu’elle sont, de la contemplation de l’histoire du cosmos, à l’histoire de la contemplation du cosmos, à l’expérimentation personnelle de forme de vie alternative (sexe, drogue, peu importe) dans des formes non encore marchandisées. Mais plus que tout, il s’agit d’un espace dédié à être compris comme une fin en soi. C’est étrange, je crois que ceci est généralement considéré comme la chose la plus radicale que je puisse dire quand je parle de l’attaque dirigée contre l’éducation. Au Royaume-Uni, le discours public est désormais à ce point inexistant – principalement parce que la « gauche » conventionnelle a embrassé sans raison le discours néolibéral – que plus personne ne parle d’éducation autrement qu’en des termes économiques, que les étudiantEs ne l’imaginent [l’éducation] autrement que comme un investissement personnel pour leur futurs revenus, ou qu’il est impossible de parler du rôle de l’université dans une autre perspective que l’augmentation de la croissance nationale. (Nous n’avons pas de ministère de l’éducation ici ; ça fait partie de « Entreprise, innovation et savoir faire »).
Jadis, il était commun de rappeler que l’éducation est aussi une valeur démocratique – vous ne pouvez avoir une société libre sans que les gens n’aient accès à la connaissance et au savoir faire, de sorte qu’ils aient minimalement les moyens de prendre des décisions informées et de participer à la vie publique. Mais même cela est un argument utilitariste. Ultimement, la chose que vous ne pouvez vraiment pas dire est : on parle ici de comprendre. Il est préférable de comprendre le monde qui vous entoure que de ne pas le comprendre. Le fait même que d’énoncer cela dans un débat public s’avère choquant est un indice du niveau de corruption et d’obscurantisme que notre société a en définitive atteint.
Traduction de Guillaume Tremblay
Bien intéressant! Tu aurais dû mentionner son dernier livre « Debt: the First 5,000 Years » qui est une lecture extrêmement intéressante sur l’histoire et la nature des dettes. On pourrait dire que c’est d’actualité!
Il y aurait aisément matière à thèse ici, s’il fallait véritablement commenter la relation complexe qui existe entre l’épandage académique et la subséquente germination selon les diverses strates sociétales.
Différents savoirs écloront différemment.
Certains mieux servis par une tranquille pénombre, par un questionnement libre et sans balises réelles. Et d’autres, au contraire, requérant de soutenus et abondants flux d’exemples et d’échanges afin de parvenir à assimiler les paramètres de connaissances mesurables.
Et un éventail de nuances vient colorer et distinguer les savoirs les uns des autres. Depuis l’aquarelliste à l’astrophysicien, en passant par le linguiste ou le sociologue, les modes d’apprentissage idéaux varient. Les savoirs sont capricieux. Ils s’accommodent difficilement de conditions inadéquates à leur absorption et à leur développement.
Chaque savoir se doit de baigner dans le milieu qui lui sera le plus adapté.
Et ce besoin – d’un point de vue comptable – se traduit par une échelle de coûts allant de «moindre» lorsque le projet académique consiste à maîtriser les mots pour les faire danser et rimer, à «beaucoup plus» s’il s’agit plutôt de fission atomique et d’énergie nucléaire.
Mais je ne développerai pas de thèse – que cette petite incursion pour illustrer que, bien que tous les savoirs soient méritoires à leur manière, ceux-ci requièrent des accommodements et des débours particuliers.
D’où le grand intérêt que nous aurions à très sérieusement considérer la modulation des frais universitaires selon le type de savoir. Sans exclure la possibilité de subventionner certains domaines plus particulièrement, selon le cas.
Enfin, en ce qui concerne M. David Graeber, je ne partage pas tellement ses vues. C’est un idéaliste et un protestataire. Probablement très sincère et rempli de bonnes intentions. Mais cela n’en fait pas pour autant quelqu’un qui aurait trouvé la «solution»…