« Caring for myself is not self-indulgence, it is self-preservation and that is an act of political warfare ». Audre Lorde
Écrit avec Pascale Brunet.
Dans ce contexte de grève de longue durée, de lutte quotidienne jour après jour, de coups bas de politiciens et de temporalité médiatique névrotique, on peut parfois oublier de penser à la durée, à la longueur, à la lenteur. La grève apparaît comme un moment d’exception qui mérite qu’on se jette corps et âme dans les réunions ou les manifs. Beaucoup d’entre nous craquent de fatigue, d’angoisse, rêvent à des flics, égrènent des passages du code Morin. On se demande parfois si on n’est pas en train de reproduire une certaine tendance à la performance, profondément enchâssée dans nos sociétés postindustrielles. Le burn-out de la militante ou du militant ? Non, voyons, la lutte continue. Nous sommes des soldats, et les soldats s’arrêtent quand ils sont morts, c’est ça l’idée. Si on veut penser à une après-grève qui soit difficile de distinguer d’avec la grève, il faudrait peut-être prendre un thé noir avec un nuage de lait (vers 17h) et y réfléchir. On a brisé le réel, non ? Pourquoi s’arrêter si tôt ? Comment faire pour continuer, étendre, enraciner (radicaliser, « prendre racine ») tout ça dans les prochaines années ?
Entre la honte et le déni, l’action se fige. Honte de tomber en dépression, en arrêt, en burnout, honte de ne pas aller à telle manif parce ce qu’on voudrait secrètement se reposer, pour guérir de cette longue grippe qui dure depuis trois semaines. Parallèlement, déni de notre propre corps, de ses signaux d’alarme, qui nous réclament, comme Paul Lafargue le disait si bien il y a déjà cent ans, le « droit à la paresse » (AK press, 2011). Nous ne disons pas que cet état de fait est généralisé, seulement, autour de nous, il crève les yeux des fois : « Étudiants exténués », titre Radio-Canada le 8 mai. Qu’est-ce que ça vaut, Radio-Canada, mais bon, c’est aussi un constat empirique, vécu. Justement, est-ce que notre « performance » activiste ne ferait pas le jeu du pouvoir, qui déterminerait ainsi la temporalité, l’espace-temps même de la lutte ?
Le temps médiatique est impitoyable : il ne laisse pas place au silence, à l’écoute. Le temps du travail lui aussi est impitoyable. L’horloge de poche et la carte de punch ont une commune naissance : l’usine. Nos sociétés s’enlisent dans les anxio-dépressions et dans ce mal-être dégoulinant qui ne se règle plus à coup de grève, mais bien grâce aux arrêts de travail délivrés par des médecins, nouveaux médiateurs de notre force de travail (De Gaujelac, 2011; Otero, 2012). Rapport au capitalisme et à l’économique qui s’est toujours réalisé – encore aujourd’hui plus que jamais – par l’entremise du corps ! Ce bon vieux corps qui tombe malade, qui tombera malade tôt ou tard, ce corps dans lequel et par lequel nous allons tous mourir, probablement du cancer. Ce bon vieux corps qu’on crinque chaque matin pour aller travailler.
Ne faudrait-il pas penser à l’après-grève, ou en fait, à la continuité de nos groupes, collectifs, qu’on transformerait en « institutions » nouvelles, en espaces d’auto-gestion plus permanents, en contres-pouvoirs inspirants ? Quand le récemment-passé-au-monde-des-morts Gil-Scott Heron chantait The revolution will not be televised, c’est un peu ça qu’il disait. À calquer notre lutte dans la structure médiatique, on se perd…
Prendre soin de soi et des autres, faire un travail sur les émotions, sur le lien social lui-même est traditionnellement un domaine féminin : ce que les anglophones nomment le « care ». Le « care » est tapi dans l’ombre; ce qu’on retient d’une grève comme celle-ci est plutôt la lutte physique ou le travail politique « sérieux », le langage de code Morin, le cirque du spectacle politique, les « négos ». Il y a du chemin à faire pour rendre nos espaces politiques plus féministes et « groundés » ! Il n’y a pas de place pour le « comment allons-nous » dans le code Morin. Or, la création d’une communauté implique ce silence, cette lenteur, et la possibilité de failles, de déviations dans la grande marche politique toute cabrée vers un but ultime. On a du mal à parler aux personnes âgées : elles parlent lentement. Quand allons-nous nous taire et écouter la parole des autres, des précaires, des gens placés en institutions de toutes sortes, des prisonni.è.r.e.s, des handicap.é.e.s ?
« The revolution will not be televised », faut-il le redire. Lutter ensemble, côte à côte entre personnes malades, migrant.e.s, travailleur.e.s ! « Politics and therapy are one », titrait une page de la revue Adbuster’s au début de l’hiver : justement, nous-mêmes et nos communautés ont grand besoin de guérison. La violence structurelle, systémique, sexuelle, physique du monde est parfois telle qu’elle se faufile partout et nous aridifie le cœur, nous casse de l’intérieur. Le truc, c’est qu’en fait, c’est précisément ça qu’il faut adresser, ces serpents du pouvoir, cette micro-violence qui trouve ses échos dans des décisions politiques et économiques. Ils cassent des vies, des dignités à coup de mise à pieds et de reprises de domiciles. Ils ont des drones, des robots, des fusils, des banques et des médias de masse et aussi des polices.
Nos contres-pouvoirs doivent être des lieux d’inclusion, autant au plan de l’identité que de la mobilité physique, de la « capacité ». Est-ce que nos formes de participation politique sont pensées selon ce paradigme ? L’accessibilité : faire entrer dans ces contres-pouvoirs de plus en plus de gens, au point qu’on ne les distingue plus d’avec nos communautés et vice-versa. Le changement social et la révolution sont affaire de réciprocité, de relations d’entraide, basées sur l’égalité et sur l’échange. Ou, comme le sociologue français Marcel Mauss aurait dit, sur la logique du don et du contre-don. Ça veut entre autre dire s’accueillir dans la fatigue, la faiblesse, l’effondrement, mais aussi reconnaître chez l’un chez l’autre la force, le courage et l’intelligence, tout à la fois, dans une optique de guérison mutuelle de nos blessures parfois trop vieilles. L’aboutissement (un Grand Soir ? la Gratuité scolaire ?) est important, mais pas autant que le processus, qui peut prendre des voies inattendues, ou imprévisibles. « Marcheur, il n’y a pas de chemin, le chemin se crée en marchant » disait le poète A. Machado. En autant que nos espaces politiques donnent le goût de continuer et que nous laissions de côté la honte ou encore pire, le déni, ça devrait aller de ce côté-là, du côté du chemin imprévisible blabla. Le capitalisme s’abreuve sur notre isolement, nos vies atomisées : coupons-lui les vivres et gardons-les pour nous. Abreuvons-nous plutôt dans tes yeux.
Ce n’est qu’un début continuons le combat. Le combat sociale c’est la marche de l’histoire, faut savoir prendre repos et diversifier ses propres tactiques. : )
La résonance des idées !