BloguesL'ère du médical : santé, maladie, hypochondrie.

Répression ritualisée

Le pas lent-rapide-sacadé des anti-émeutes sur le pavé est un son de morts-vivants, de living dead, qui est tellement prévisible qu’il me semble qu’il doive faire partie d’un rituel.

Oui, l’intervention policière est un rituel hautement symbolisé. Tout comme bien d’autres choses. Mais attardons-nous rapidement à cela même :

Si on se réfère aux définitions minimales de ce qui constituerait un contexte rituel, on remarque que : 1) ce phénomène fait intervenir des personnages déguisés et masqués; 2) qu’il comporte l’utilisation de plusieurs médias (musique, bruits, matraques, objets); 3) qu’il est composé d’actes de paroles et de gestes, 4) qu’il fait référence à un script ou des valeurs indexicales, inférées à travers des symboles (la loi d’un côté, la communauté ou de nombreuses autres choses de l’autre); 5) qu’il est répété et finalement, 6) qu’il est médiatisé par le corps[1].  Essayez avec le mariage, vous verrez que ça fonctionne.

La matraque est un symbole, le tissu sur le visage est un symbole et le cheval est un symbole médiéval (weird) : des chevaliers sont là pour défendre la loi et l’ordre, ô glorieux Teutons. Si on cherche des symboles dans ce contexte, on en trouvera des tonnes. Comme dans la plupart des faits sociaux, par ailleurs.

Un autre ami de la pensée, le sociologue Tambiah insiste sur le fait que la ritualité est avant tout performative. Celle-ci doit transformer le dire en faire, faire émerger des émotions intenses chez les participants et référer à des valeurs qui dépassent la subjectivité des individus. Tout cela joué, dans l’action et dans le corps, comme une pièce de théâtre.

En somme, par nos gestes, nous incarnons, dans notre chair, des valeurs indexicales. Nous jouons ce à quoi nous croyons, tout cela dit bien sûr avec retenue (sommes nous vraiment conscients de ce à quoi nous croyons, etc…). Mais sinon, c’est presque con comme affirmation.

Les policiers, entre autres choses, incarnent l’État. Heureusement, car l’État n’existe pas réellement : qu’est-il  vraiment, hormis une abstraction qui est matérialisée, une communauté imaginée[2] ? L’État, ce sont bien sûr des infrastructures, des institutions, des armées, des impôts, des taxes, des systèmes de santé, mais pour faire exister ces choses, il faut que des gens y croient et qu’ils incarnent les valeurs, buts, objectifs et normes qui y sont reliées, cela affirmé encore une fois avec retenue. On a de la marge là-dedans, la liberté de l’agent comme dirait Bourdieu. Quand, dans les années 80, les ouvriers russes ont cessé de croire à l’URSS, ils ont bu, bu et cessé de travailler de façon aussi productive que ne l’aurait voulu l’État : c’est ce que Michel de Certeau nomme la perruque, le détournement, les petits sabotages quotidiens. On fait exister l’université en acceptant de prendre le rôle de l’élève, de prendre le rôle du prof, on fait exister le capitalisme en acceptant (parfois en partie contre notre gré) de se faire employer, mais on le détourne aussi de toutes sortes de façons. L’État n’est pas naturel, il n’est pas quelque chose de donné, il est reproduit chaque jour dans chaque geste et vice-versa. Le lien social pré-existe n’importe quelle structure de pouvoir.

Pour revenir à ce qu’on disait plus tôt, l’arrestation se déroule comme si les forces de l’ordre – ou les sbires de Voldomor – nous enfonçaient leurs dents dans le cou en tentant de nous neutraliser symboliquement. Comme si leur présence, leur toucher, leurs gestes et leur violence avaient comme but de nous changer. Comme Voldomor qui mange des licornes dans le boisé près de Poudlard. Mais le but ultime est que l’effet symbolique se matérialise : que nous nous immobilisions réellement et de façon permanente, que la densité et la couleur de notre sang se modifie.

 

« They suck young blood », dit Radiohead sur Hail to the Thief.

 

Neutraliser notre résistance, notre vitalité, notre corporéité. Le fait que nous existions dans notre corps de cette façon-là, c’est-à-dire pas assis devant « Tout sur moi ». Le prix à payer est de se faire transporter temporairement dans un lieu qui s’appelle « prison » et qui est une institution totale, c’est-à-dire un espace-temps structuré  qui cherche à déconstruire et à reconstruire l’identité et la subjectivité des individus qui y sont reclus[3] par toutes sortes de procédés qui s’inscrivent, ô magie, sur le corps.

Policer : rendre mort le lien social lui-même, la constitution de communautés fortes et autogérées, en renforçant un quadrillage physique et urbanistique des territoires qu’on habite et en vissant la peur dans notre cœur. Dans les rues, comme dans la tête, c’est la Karma Police, dit encore Radiohead : elle a des effets phénoménologiques.

C’est peut-être pour ça que les musiques de révolte et de résistance se passent dans la transe, dans le corps et dans l’évènement : Afro-beat, blues, rock, punk, reggae. La question de fond est donc l’invention de nouveaux être-ensemble, créés par et pour nos communautés. Peut-être même de nouveaux rituels ? Prenez les casseroles ces jours-ci. En voilà un exemple !

À ce propos, la grille de définition de la ritualité exposée plus tôt est valide avec ce qui suit :

Bob Marley – Get up stand up – Live at the Rainbow

Désolé pour les errances, c’est dur de faire autrement.

 


[1] Je me réfère ici à la définition du contexte rituel de Jan Snoek (2006). “Defining rituals ” In Kreinath, J., J. A. M. Snoek, et M. Stausberg (eds), Theorizing Rituals: Issues, topics, approaches, concepts. Leiden, Brill : 3-14.

[2] Benedict Anderson (1991), Imagined communities, Verso, London.

[3] Erving Goffman (1961). Asylums. Penguin Books, New York.