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Catalunya en lluita II – Crise économique, gentrification et personnes âgées dans le Barri Gòtic

Barcelone est magnifique. Mais elle est aussi lacérée par de longues bandes d’asphalte et de « modernité », dont quelques tours de verre vides (crise oblige) juste bonnes à satisfaire la mégalomanie phallique de quelques investisseurs transnationaux.

En 1992, Barcelone accueille les Jeux Olympiques d’été. Comme on le sait trop bien à Montréal, le Pierre-de-Coubertisme est plutôt versé dans l’exercice de la table rase, grâce à l’inestimable et très attentionné travail des architectes et des urbanistes de l’ère du vide. Ils sont des experts de l’urbicide, soit l’art de tuer la densité socio-urbanistique d’une ville, le canevas des relations sociales, pour mieux y implanter des espaces marchandisés (Graham, 2010). 1992 fut donc l’occasion de remuer quelque peu la terre de la côte, celle du Poblenou, où baignait un vieux port à l’odeur d’anchois, des campements romanichels et des quais sombres, spores anciens d’un des plus importants ports de la Méditerranée.

Maintenant, le bord de mer ressemble à cela même à ce à quoi on s’attende que ça ressemble; à la rue Crescent avec des plages, à des trottoirs parfaits, des palmiers taillés, des hôtels de luxe, des yachts, du sable tapé la nuit par des zambonis, des bars house party polo Ralph Lauren, du parfum.

Une drôle d’impression de vide parcours le sud du Poblenou, jusqu’à ce que la ville reprenne, cinq cent mètres plus loin au nord, ses cordes à linge et ses petites restos à tapes.

C’est à ce moment-là, celui des Jeux, que Barcelone a été livrée poings liés au tourisme. J’ai longuement discuté avec une dame de 63 ans, tenancière d’un petit café tapi dans le creux d’une ruelle à l’odeur de pisse dans le Barri Gòtic, quartier impossible à manquer situé au milieu de la ville et touchant presque à la mer, donc à l’ouest du Poblenou.

L. est elle-même très impliquée dans l’association des commerçants et des voisins du quartier. Bourré de publications libertaires et anarchistes, son café n’est pas « fait pour les touristes », me dit-elle, mais pour les « gens du quartier ». Pas de sangria, de mojitos et autres rhum and coke. Que ceux qui viennent y viennent, c’est tout, mais elle ne jouera pas le jeu.

Le Barri Gòtic est l’original quartier médiéval de Barcelone, délimité par une muraille, rempli de vieilles églises. Maintenant, on peut y acheter un skateboard, magasiner des vinyles ou des jouets sexuels. L. a grandi ici, dans ce quartier, dans une maison qui a été détruite pour faire place à des « modernités » : una porqueña, des « cochoncetés ».

Se loger dans ce quartier est devenu hyper difficile, depuis que le flux bestial de touristes occupe jour et nuit ses rues de quatre mètres de large. Des appartements de plusieurs pièces, où pouvaient vivre naguère des familles élargies, se louent aujourd’hui 16.000 euros par mois. Cet exorbitisme est dû à la fois à l’inflation issue de la transition entre la peseta espagnole et l’euro, mais aussi à la spéculation immobilière transnationale. Du « blanchiment d’argent », dans les mots de L. Apparemment, en 2014, le prix des loyers qui était jusqu’ici gelé « indéfiniment » sera dégelé. Pour L., ça augure très mal.

Il n’y a pas que ça. Dans le Barri Gòtic, les logements sont hors de prix pour les gens d’ici, mais pas pour un groupe de 10 touristes ou étudiants Erasmus prêts à faire collocation et vivre à fond leur « Auberge espagnole ». Ces gens sont souvent, aux dires de L., coupables d’ « incivilisme » : bruit toute la nuit, pisse, bière, dans les cages d’escalier de logements où se terrent des personnes âgées qui ne comprennent plus rien au lieu de vie où ils ont grandi. Il faut voir d’ailleurs ces bannières déroulées sur quelques balcons et où il est écrit Volem un barrio digno, « nous voulons un quartier digne ».

Dans les rues du Barri Gòtic, à 4 heures du matin le samedi, les cris éméchés et les cannettes de bière écrasées résonnent jusqu’au creux des chambres, dans la chaude nuit d’été. Et chaque nuit, les travailleuses et les travailleurs de la voirie nettoient l’orgie pour que demain soit, devant les regards moqueurs des fêtards.

« Barcelone a rencontré le tourisme, et le tourisme a rencontré Barcelone. Et ça a fait quelque chose de très laid », lance L.

Elle m’explique que récemment, elle a commencé à mener un combat avec son association de quartier pour que les banques et autres petits commerces ne ferment pas leurs succursales d’antan. Étrange ? Non. Le Gòtic foisonne de personnes âgées qui, accoudées à leur canne, ne peuvent parcourir de trop longues distances pour aller retirer leur chèque de pension. Et même chose avec l’épicerie et les petites emplettes. D’abord, les rues sont toutes croches et en pente. Puis il y a le flux, le magma de fourmis rouges de touristes aux poches percées par le poids du pound ou du dollar US, qui dévalent les rues comme un troupeau de zébus. Ça devient dur de se déplacer.

Et puis, bon, on n’achète pas du riz chez Bershka et des tomates dans une boutique de coiffeur à la mode.

L. organise quelquefois des danses en plein air, sur les places publiques du Barri Gòtic, pour que les sabi@s puissent sortir un peu de l’isolement et retrouver leur quartier. Ils sont sabios et sabias, des « sages » ; « ils ont beaucoup plus de savoir que beaucoup de gens qui sont allés à l’école, ils ont l’expérience ». Elle s’organise avec un centre social pour que des bicyclettes-taxi puissent les déplacer au dit lieu. « Des sourires, ça leur donne des sourires ».

Vivre un quartier. Elle a peur, me dit-elle quand elle quitte le sien, elle n’est pas chez elle, c’est tout. Mais il s’en va où le quartier ? Quand elle était plus jeune, avec sa fille, elles faisaient des promenades le long de la Rambla, la grande avenue piétonne qui traverse le sud de la ville de la Plaza Catalunya jusqu’à la mer. Mais aujourd’hui, la Rambla, c’est un peu comme un Supermercado du boulevard Taschereau. Même le vieux marché public, elle n’y va pas, parce que tout est formaté pour les touristes, les fruits sont déjà coupés et tout et tout. Un étudiant qui vit dans le Raval voisin, du nom de A., me dit qu’il se surprend parfois d’échouer sur la Rambla tellement il l’évite, mais que ça n’arrive que l’hiver, quand le flux s’estompe.

G. Orwell a décrit la Rambla durant la Guerre civile en 1936, dans son magnifique Hommage à la Catalogne. Je cite en anglais, parce qu’Orwell est un maître de cette langue, désolé pour les puristes :

« Down the Ramblas, the wide central artery of the town where crowds of people streamed constantly to and fro, the loud-speakers were bellowing revolutionary songs all day and far into the night. And it was the aspect of the crowds that was the queerest thing of all. In outward appearance it was a town in which the wealthy classes had practically ceased to exist. Except for a small number of women and foreigners there were no ‘well-dressed’ people at all. Practically everyone wore rough working-class clothes, or blue overalls or some variant of the militia uniform. All this was queer and moving. There was much in it that I did not understand, in some ways I did not even like it, but I recognized it immediately as a state of affairs worth fighting for ».

La Rambla, c’était l’endroit des cafés et des petits bars de marins un peu mal famés. Maintenant, tu paies 8 euros un sandwich et tu y croises des Hollandais saouls qui crient. À l’ouest, le quartier du Raval résiste, tant bien que mal. Au sud du quartier, on dit aux touristes de ne pas s’y aventurer. C’est le domaine des travailleuses du sexe. Mais c’est bigrement vivant, bourré de petits commerces tenus par des Pakistanais, des Indiens ou des Sénégalais, et puis c’est plein d’étudiants, un peu plus au nord. Les gens se connaissent. Barcelone, à plusieurs endroits, est vraiment métissée.

Mais pendant que les Américains vont au Burger King sur la Rambla, pour ne pas trop être dépaysés, c’est la crise, la crise, la crisse de crise.

« J’ai vécu sous le fascisme, j’ai vécu trois crises économiques, mais celle-ci, elle est étrange. L’argent est là, ce n’est pas un problème d’argent, c’est un coup monté. Je  te dis, on s’en va vers un fascisme démocratique en Espagne ».

« Dis-leur là-bas ce qui se passe ici, pour que les gens sachent ».

En tout cas, je retiens qu’on comprend une ville à la façon dont les personnes âgées y vivent. Ça fait penser au Mile-End, à ce croisement de hipsters déracinés et de vieilles dames ne parlant que le portugais depuis leur arrivée dans les années cinquante et qui ont du mal à rentrer chez elles seules avec leurs sacs d’épicerie. Si c’est pas de la violence structurelle je ne sais pas ce que c’est.

Quand le tissu social urbain s’effrite, ce sont vieillards qui tombent dans les mailles.

Pour finir avec une réflexion sur la macro-contexte des ces drames à ras le sol, et parce que c’est maintenant une coutume, une citation de Barcelona. Marca registrada. Un model per desarmar (Virus Editorial, 2004 : 83) du collectif d’auteurs Unió Temporal d’Escribes :

« Pour positionner Barcelone dans le marché-monde/monde-marché, diverses stratégies de marketing sont utilisées, phénomènes qui reflètent toute une série de changements sociaux qui se sont instaurés à travers l’accumulation de capital de type fordiste et de nouvelles formes de production et reproduction. Dans la mesure où cette ville est devenue un méga-marché ou une ville hyper-mercantile où l’espace est lui-même conçu comme un marché, offrant de nombreux produits de consommation y compris des symboles, le city-marketing entre de plain-pied dans la planification urbanistique et la politique des pouvoirs locaux »

Ça rappelle drôlement le Grand Prix ou le glorieux YUL-LAB, consortium d’agences de marketing qui veulent transformer Montréal en étude commerciale. Pendant ce temps, les loyers augmentent et les condos prolifèrent.