Il y a bien deux ans, le mouvement des indignad@s – ou 15-M, c’est selon – a donné naissance à de nombreux groupes autonomes dans la société civile catalane émanant directement de ces assemblées populaires spontanées sur les plaças. Certains s’en sont tenus à l’état d’étincelles éphémères, d’autres ont perduré. Au sommet du palmarès des plus populaires, des plus puissantes et des plus enracinées de ces organisations, on retrouve bien sûr la PAH, la Plateforme des Affecté.e.s par l’Hypothèque, qui organise quotidiennement, ville par la ville, la résistance aux évictions de logements que conduisent les banques en collaboration avec tous les paliers de gouvernement et les les Mossos d’Esquadra, la police catalane. Cette résistance prend la forme d’appui légal, de soutien psychologique et d’aide mutuelle aux affecté.e.s, mais aussi d’occupation pure et simple des logements préalablement vidés.
Dans ce palmarès de la persistence, aux côtés de la PAH, on ne peut passer sous silence les iaioflautas, une organisation de personnes âgées en colère. Iaio = personne âgée, flautas = terme péjoratif normalement utilisé pour discriminer les punks et les hippies qui aiment bien traîner avec des chiens. Old is beautiful, en somme.
Les iaioflautas sont une organisation par et pour les personnes âgées, m’explique F., porte-parole de l’organisation, devant un cafe amb llet bien sucré. Pas qu’ils n’aiment pas les jeunes, mais ils se sont d’abord organisés autour de la lutte pour les retraites, qui disparaissent davantage chaque jour dans les faillites bancaires et les coupures gouvernementales. Et puis le fait d’être des aîné.e.s confère un avantage de taille : dans une action, les policiers se tiennent bien plus tranquilles devant des têtes blanches. Du coup, les iaio ne craignent pas la désobéissance civile et se mettent parfois volontairement en situation de tampon lors d’actions plus radicales, comme durant cette occupation d’un cinéma vide qui a eu lieu la semaine dernière en plein Casc Antic. Ou pour faire une chaîne humaine cette semaine devant un hôpital en voie de privatisation.
Leur manifeste est simple et s’articule autour de quelques idées, qui se veulent « non-idéologiques », m’explique F., car « l’idéologie divise ». Par idéologie, il entend bien sûr l’étiquetage, sport pratiqué depuis longtemps par la gauche.
Les iaio revendiquent d’abord la fin de la socialisation des pertes bancaires. Puis, en solidarité avec la PAH, la fin des évictions. Incompréhensible est cette situation où des « gens sont sans maisons et des maisons sans gens ». Enfin, ils réclament une « économie au service des personnes », et non pas un régime de précarisation grandissant, détruisant les petits et moyens commerces. Un programme de base, me dit F.
« Les citoyens paient pour l’irresponsabilité des banques », lit-on sur leur site.
N’empêche, F. ne se gêne pas pour qualifier le manifeste d’ « anticapitaliste », ce qui « serait évident à travers les positions prises ». Lors d’une assemblée à laquelle j’étais, un membre évoquait la possibilité de s’unir aux partis politiques. Un autre lui répond que c’est tout le système qu’il faut balancer par-dessus bord, intervention récoltant moult applaudissements.
Les iaio luttent pour le futur, me souffle F. Parce qu’ils savent qu’il sera pire qu’aujourd’hui, que la crise est là pour durer, et que ce sont leurs enfants et leurs petit-enfants qui en feront inexorablement les frais. En raison du chômage massif, nombreuses sont les familles qui dépendent des pensions des aîné.e.s pour survivre, du moins ceux qui en ont toujours. « Que feront-ils lorsque nous mourrons », se demandent-ils avec raison ? La Banque d’Espagne propose d’ailleurs ces jours-ci d’abolir le salaire minimum, parmi tant de jolies choses.
Cette colère, elle monte de loin. Du franquisme, en fait. Époque qui n’est peut-être pas si loin que ça. Les rangs du PP (conservateur) au pouvoir en Espagne sont formés des enfants même des fascistes, me dit F. La continuité avec le passé est directe, sanguine.
Il évoque les morts de la Guerre civile à qui on nie encore des sépultures dignes de ce nom et qui croupissent encore dans des fosses communes, signe parmi tant d’autres d’un passé non résolu.
Silence.
« Il faut rétablir la IIe République, celle que Franco a supprimée ». L’Espagne, ne l’oublions pas, est redevenue une monarchie grâce à Franco. Et la soi-disant « transition démocratique », basée sur la Constitution de 1978, ne s’est pas départie de ce coûteux joyau, loin de là. D’ailleurs, de plus en plus de livres sortent ces semaines-ci sur cette époque de 1978 à 1982, que l’histoire officielle veut douce et gentille, mais que l’histoire populaire, celle des mouvements sociaux, qualifie plutôt de sanglante.
F. termine notre rencontre en parlant de quelque chose de « pire encore » à son avis : cet étrange vent qui semble souffler sur les pays latins depuis que l’Allemagne de Merkel et la Deutsche Bank prennent les économies méditerranéennes en tutelle. Avec cette tempête, l’idée d’une vie « latine » qui devient plus difficile : « Travaillez !», qu’on leur dit, cessez d’être paresseux ! « C’est l’éthique protestante qu’ils veulent nous imposer », continue F. « Ici, on travaille, oui, mais on aime bien parler avec les amis, s’occuper des petits, boire un petit vin ». Quelques copains se joignent d’ailleurs à nous pendant la discussion, illustrant ses paroles.
« C’est ce qu’ils veulent nous enlever, tout un mode de vie. L’appui mutuel, c’est en train de se perdre ».
Pour ces iaio, la lutte, c’est maintenant ou jamais.