Laurentie est un film poignant. Il reste en tête. Il touche. C’est d’ailleurs un cri du coeur urgent que l’on retient du protagoniste principal, Louis Després, 28 ans, un technicien faisant face à un vide existentiel insoutenable et confronté à l’Autre, ce Montréalais anglophone. Simon Lavoie, le co-cinéaste m’avait prévenue: «c’est un film très dur et noir, mais je l’ai fait avec le coeur.» C’est bien d’un ressenti déchirant dont il est question ici et que l’on retient de cet opus éminemment singulier. Comme un dernier souffle propre à l’angoisse existentielle, voilà un portrait révélateur du genre humain. Et l’angoisse qui nous reste de Laurentie est peut-être symptomatique d’une société en manque de sens individuel et collectif. La magie du film repose, entre autres, dans ce dessin juste de la complexité de l’intersubjectivé de l’altérité. Cet essai filmique nous confronte aux questions sérieuses que nous nous gardons bien d’aborder dans cette ère du vide et du spectacle. À mes yeux, cette oeuvre est aussi marquante que Le Chat dans le Sac de Gilles Groulx. Pourquoi Laurentie est un grand film? Parce que Mathieu Denis et Simon Lavoie sont parvenus à dépasser les limites du langage parlé tout en nous transmettant un malaise de notre époque et des nouvelles générations. Voilà un film à la réalisation assumée et mature qui soulève une problématique transcendante, celle du sens des choses. Certes, voilà une oeuvre dérangeante qui ne se complaît pas dans un scénario banal, facile et qui ne se contente pas de plaire aux têtes grises et convenues des institutions. Laurentie est loin d’offrir une ode à la masturbation intellectuelle bien qu’on y aborde ici l’angoisse du geste. Merci Simon Lavoie et Mathieu Denis de nous offrir ce coup de poing nécessaire.
Le malaise existentiel
Le film est d’une force indéniable. Il parvient à traduire l’essence d’une tare majeure de notre société actuelle. Le monde qui nous entoure est un monde qui s’acculture de plus en plus; la famille ne fait plus de sens, la culture et la langue n’ont plus d’importance dans cette société qui est la nôtre. Que nous reste-t-il pour répondre aux grandes questions de l’existence de notre temps? Que nous reste-t-il pour comprendre le sens du monde? Autrefois, les normes morales nous étaient dictées par le monde religieux. Le judéo-chrétien, non pas sans dogmatisme, nous aiguillait afin d’expliquer la vie par de grands principes dominants qu’on n’avait pas à remettre en question. Mais, le rejet de l’Église n’est probablement pas le seul élément provoquant ce vide existentiel. Sans être nommément exprimé dans ce film, peut-on attribuer cette déroute métaphysique à l’échec du projet de la modernité? Probablement. Le revers de l’idéal des droits et libertés se renforce notamment dans ce que qualifierait Hannah Arendt de ce mouvement des totalitarismes au sein des régimes national-socialiste et soviétique. L’échec de la massification de la société, du nous aliénant, a entre autres donné lieu à une atomisation des existences. La montée de l’individualisme laisse en plan un monde en manque de repères. Car, hormis les points d’ancrage du marché et du profit, que sommes-nous devenus? Qui sommes-nous au juste? Confronté à une diversité de choix extrêmement grande, confronté à une multitude d’opportunités qui s’équivalent, l’individu fait preuve à une crise existentielle aliénante. Louis Després me rappelle drôlement le personnage célèbre Meursault d’Albert Camus présente dans son oeuvre marquante du cycle de l’absurde, L’Étranger. Comme Louis Després ou l’idiot de Dostojevski, Meursault dénude l’existence de son sens pour faire jouer en nous la tension entre demande de sens et absence de sens. Nous ne pouvons admettre ni critiquer la mort de la mère et sa réaction. Le seul raisonnement que l’on refuse est celui abusif des hommes qui mène jusqu’à la mort du héros. On ressent cette absurdité propre à Camus dans Laurentie. Cette notion est en quelque sorte la prise de conscience de la mort à travers la perception forte de la vanité de toutes choses. Et le rappel de cette vérité première s’incarne dans l’idée que l’homme est condamné, un mort en sursis.
Je n’ai pas envie de traiter ici à proprement dit du malaise identitaire franco-québécois que l’on retrouve dans ce film malgré la réplique forte du protagoniste: «Christ de province à marde!»Pourquoi donc? Beaucoup l’ont fait. Les deux cinéastes eux-mêmes l’ont soulignée vertement: «On craint de se faire lancer des pierres, de se faire traiter de ringards et de réactionnaires, avouait Simon Lavoie peu après la projection. En même temps, cette attitude crève les yeux à Montréal, comme un éléphant blanc au milieu du salon. On a voulu, dans un geste libérateur de transgression, montrer le mépris, le malaise, l’ignorance entre les Québécois de souche, les anglophones et les allophones, ces sentiments dans lesquels on a vraiment l’impression que notre ville baigne.», avaient-ils dit à Manon Dumais dans un article du Voir d’octobre 2011.
Oui, oui: Laurentie présente ce malaise québécois, mais ce film va bien au-delà de cette problématique cruciale maintes fois abordée dans notre cinématographie nationale. Certes, elle dessine cette tension culturelle. Il serait toutefois à mes yeux plutôt réducteur de penser que ce film dénote strictement d’un malaise identitaire québécois. J’oserais même avancer que Louis Després est confronté à un manque de sens global dont fait partie, entre autres, la question de l’identité culturelle. Elle dépasse bien largement notre crise identitaire québécoise. Malgré l’intention des cinéastes, ce n’est pas ce que je retiens principalement de Laurentie. Contrairement à Manon Dumais qui titrait le spleen de Montréal, j’oserais avancer que c’est une ode au spleen tout court.
Les limites du langage
La fameuse scène de masturbation décriée par quelques-uns mérite une certaine analyse. Vrai qu’il est rare de voir ce genre de scènes dans notre cinéma local bien aseptisé. En résumé, Louis Després se branle vigoureusement devant la caméra pendant de longues secondes. S’insère un objet dans l’anus. Se branle encore. Et encore. Et que représente cette symbolique puisque les réalisateurs y donnent une certaine importance? Cette image provocante pour les uns, banale pour les autres, ne me semble pas gratuite, mais nécessaire afin de démontrer la solitude aliénante du protagoniste.
On dit de cette scène qu’elle choque. Or, ne sommes-nous pas confrontés quotidiennement à des images beaucoup plus obscènes sur le plan moral dans l’univers pornographique omniprésent dans nos existences actuelles? Ne sommes-nous pas bombardés d’images tout autant subjectives dans les publicités qui nous entourent? Cette scène dérange, car elle n’esthétise ou n’érotise d’aucune façon l’acte de masturbation. Elle confronte le regardeur à une réalité parfois dérangeante, celle de la solitude du geste, de la confrontation à nous-mêmes, celle de la désolante angoisse existentielle. Cette scène n’est pas forte parce qu’elle montre un homme se masturber. (Il faut tout de même saluer la performance d’acteur d’Emmanuel Schwartz ici) Elle est singulière et marquante, parce qu’elle permet de transmettre un sentiment indicible au spectateur. Elle communique le spleen de Louis Després à travers une image crue et forte qu’on ne saurait parvenir à transmettre par le biais du langage. Voilà le génie des cinéastes dans Laurentie. Avec peu de mots, ils nous font ressentir le malaise d’une génération en perte de repères.
Malgré ce que l’on pourrait penser, Laurentie est une oeuvre profondément universelle. La récompense de meilleure réalisation au Festival de cinéma Polar Lights à Saint-Péterbourg en Russie ces dernières semaines en est d’ailleurs l’une des preuves.
Félicitations, Madame Clermont-Dion, pour cette analyse. Juriste retraité en 2002, je m’évertue depuis, avant même ma retraite, à dénoncer les irrégularités, commises au détriment des membres déjà retraités d’alors, dans le fonctionnement et l’administration de mon régime de retraite. Les irrégularités continuent et s’accumulent en toute impunité. Au moins, dans le domaine de la construction, la Commission Charbonneau me prouve que je ne suis pas anormal. Mais, athée et apolitique, je ne suis plus, à cause de mes vains recours aux tribunaux, le juriste qui croit à la Loi pour obtenir Justice et vivre la Démocratie. Il y avait au moins cela qui me donnait de l’élan, Je ne l’ai plus. J’en suis même arrivé à croire que j’étais un parfait imbécile (c’est ce qui est difficile car avant je ne le savais pas!). Je lis donc beaucoup dans tous les domaines depuis dix ans. J’ai appris bien des choses. Mais à ce jour-ci, je suis un de ceux qui est en perte de repères. probablement que les auteurs des irrégularités précitées le sont aussi. Bravo encore pour votre article.
Quand ce film est sorti, je voulais le voir, mais je n’y suis pas allé… c’est comme ça la vie parfois. Puis un an plus tard, la Cinémathèque québécoise a organisé une projection du film en compagnie de ses deux réalisateurs et de son comédien principal, Emmanuel Schwartz.
D’abord et avant tout, même si le sujet de ce film est très important et actuel dans le Québec de 2013, je suis de l’avis que la forme du film nuit à sa substance. Le personnage de Schwartz vit seul et il a un rapport peu dynamique avec ses deux amis et avec sa blonde (qu’il espionne). Le film débute par la longue dance d’une effeuilleuse. Des drapeaux québécois figurent à l’arrière-plan (voilà, notre fierté !). Il y a des séquences où lui et ses chums se heurtent aux anglophones dans un bar, suivi d’une tirade de sacres dans la rue. Schwartz passe ses temps libres en fixant le mur et en se branlant devant les films pornos. Il a un voisin anglophone (qui, évidemment, ne parle pas le français et qui vit sa vie comme si le français n’existait pas à Montréal, sauf peut-être comme une curiosité anthropologique au charme désuet). Ce voisin est étudiant (probablement à McGill) et il organise des soirées chez lui à la manière de ce qu’on verrait dans un film de Xavier Dolan, sauf que l’indifférence des jeunes fêtards est plus prononcée et plus près de la réalité. Les réalisateurs ne font pas l’éloge de cette vie urbaine (hipster si l’on veut), séduisante à la surface — une vie creuse, privée de l’étincelle vitale de l’être humain. Malgré cela, la description du film dit que l’anglophone est heureux. Il est beau, sa langue est belle, sa vie est bien équilibrée et stimulante… Je me demande si le spectateur se rend compte que tout cela est faux. Qu’on n’a rien à envier à cet anglophone. Schwartz est mal dans sa peau. Il espionne son voisin en plus. Il essaie de s’habiller comme lui. Les vêtements qu’il achète frôlent le ridicule (les jeunes vendeuses dans le magasin lui parlent en anglais). Mais ça ne marche pas et le film se termine en tragédie qui me semble peu réel. En gros, le film est exigeant. Non pas parce qu’il essaie de nous montrer nos malheurs collectifs, ce dont personne n’ose parler. C’est plutôt parce qu’il se sert d’une forme qui ne se rattrape pas. À quoi sert-il de nous montrer de longues scènes de consommation, de masturbation et d’autres activités « domestiques » à la Jeanne Dielman?
Un sujet d’une telle importance a besoin d’un meilleur vaisseau afin que son message porte davantage. On dit souvent que c’est le contenu qui compte et non la forme. Mais je suis de l’opinion que les deux doivent aller ensemble. Les réalisateurs, de leur propre aveu, furent déçus que le film n’attire pas un auditoire plus vaste. Qu’attendaient-ils d’un film si pénible à regarder? Il faut qu’il y ait une meilleure forme pour contenir le noyau de l’âme de ce film ; une forme qui incite à la réflexion sur son propre être et sur celui du Québec. Je crois que c’est le but des réalisateurs.
Après la séance à la cinémathèque, j’ai fait un commentaire à propos du film (en français) à l’acteur Emmanuel Schwartz. J’ai été choqué de voir qu’il me répondait en anglais, surtout à la sortie d’un film traitant du malaise québécois et de l’aliénation francophone. Évidemment, il n’a pas apprécié de ma théorie selon laquelle on se valorise en parlant anglais au Québec — raison pour laquelle lui et tous les autres parlent anglais sans même y penser avec les non-francophones. Même les artistes qui jouent dans un film qui dénonce cela le font.