BloguesLéa Clermont-Dion

« J’haïs les féministes! »

Le 6 décembre, chaque année, au Québec, on se remémore un moment de notre petite histoire, de notre triste histoire, de ce drame qui relève de la tragédie d’une société, la nôtre. Les faits sont connus et ont été vécus. Le 6 décembre 1989, les foyers québécois ont été confrontés à cette catastrophe, cette calamité, ce féminicide. On en a fait un film, des centaines d’analyses, des milliers d’entrevues. On en a parlé maintes fois. On a intellectualisé le drame maintes fois. On s’est engueulés sur la cause de la tuerie maintes fois. Chaque année, il y a commémoration. Et autour de celle-ci, on ressent une difficulté de discuter comme s’il y avait des thèmes qui relevaient de l’indicible.

Cela me fait penser un peu à l’épreuve d’une famille qui est confrontée à un drame. Vous l’avez peut-être déjà vécu? Autour de la tablée familiale, il y a ce silence lourd de malaises. On ne sait pas trop comment en parler, de ça…Ça, l’inqualifiable, l’impardonnable, l’indicible, le sujet tabou qui revient aux lèvres des uns inévitablement. Autour de la tablée, certains abordent l’inabordable intensément et d’autres se taisent tout simplement. Et autour de la tablée, on hésite à qualifier le drame, expliquer le pourquoi et le comment. Mais, il y a peut-être autour de cette tablée un consensus sur la notion du deuil collectif? Ou pas. Cette analogie simpliste me fait penser à ce qui arrive le 6 décembre de chaque année dans les foyers québécois. Mais, une chose est sûre. Oui, beaucoup d’entre nous sommes en deuil.

Qu’on s’obstine à connaître la raison de cette tragédie, qu’on affirme que Marc Lépine est un malade mental, un fou, un psychopathe, un antiféministe ou tout cela ensemble, il demeure un fait tangible et réel. Quatorze femmes ont été assassinées un 6 décembre 1989. Et nous connaissons les noms des quatorze victimes. Elles s’appelaient Geneviève, Maryse, Hélène, Maryse, Nathalie, Anne-Marie, Barbara, Sonia, Anne-Marie, Michèle, Maude, Annie, Barbara, Annie… Elles s’appellent, devrais-je dire, elles existent encore dans nos consciences aujourd’hui, 6 décembre 2012, vingt-trois ans plus tard.

Je ne vous ferai pas de cachette. Non, je ne me souviens pas. Je ne peux pas me souvenir. Je n’étais même pas née le 6 décembre 1989. Et c’est peut-être pour cette raison-là que je n’ai pas envie de m’étendre sur l’intellectualisation de cette tragédie. Je n’y étais pas comme beaucoup de jeunes femmes de ma génération. J’ai 21 ans et je suis née en 1991. Je me souviens du 6 décembre 1999 néanmoins. Il aura fallu cette enseignante- Nicole, qu’elle s’appelait- pour me faire réaliser cette pénible histoire, ce féminicide qui a eu lieu chez nous tout près de nos tablées familiales.

Je me souviens donc. J’avais huit ans et demi quand j’ai entendu pour la première fois le nom de Marc Lépine le 6 décembre 1999, dix ans après le massacre. Je me souviens de cette enseignante. Nicole s’était adressée à ma classe de deuxième année. Elle nous avait raconté LA fameuse histoire. Difficilement, certes. C’était une confrontation étrange pour une gamine. Ce soir-là, j’étais revenue à la maison plutôt angoissée par les mots que j’avais entendus.

Et c’est la première fois de ma vie que j’ai constaté qu’être femme avait aussi son lot de particularités. J’ai demandé à ma mère ce soir-là autour de la tablée, naïvement comme seule une petite fille peut le faire: «Maman, pourquoi le monsieur, il s’en est pris aux femmes seulement ?» Comme autour de la tablée en deuil, il y a eu un malaise. Il est difficile d’expliquer ce genre de choses à une enfant. Je n’ai pas eu de réponses ce 6 décembre 1999. Ma mère n’a pas su le faire. Je ne lui en veux pas. Je ne saurais pas quoi dire à ma fille non plus. Le 6 décembre 1999, je suis allée me coucher sans réponses et remplie de questionnements. À 21 ans, ils sont encore présents dans mon esprit. Et je n’ai toujours pas de réponses.

Un constat est certain. Ces réflexions sérieuses m’habitent encore profondément. Elles me poussent à croire que je suis féministe. J’ai envie de remercier cette Nicole de l’école St-Anne de Rawdon qui a osé parler d’un sujet douloureux et difficile à des gamins. Il y a des moments comme ceux-là qui sont majeurs dans une existence. La commémoration du 6 décembre a changé ma vie. On pourrait bien avoir un débat sur le devoir de mémoire et sur les manières de transmission. Vous pourrez en discuter si cela vous dit. Mais pas aujourd’hui, s’il vous paît. Il y a certains événements troublants qui méritent une minute de silence, une pose dans notre rythme de vie effréné, une réflexion, etc. C’est ce que j’ai envie de faire en ce jour de deuil.

Je ne suis pas sûre de pouvoir comprendre, expliciter et raisonner parfaitement le massacre de la polytechnique. D’autres sont capables? Tant mieux. Mais, force est d’admettre que ce drame nous amène à nous poser plusieurs questions notamment celle de la violence faite aux femmes. Le 6 décembre demeure une date symbolique pour nous toutes. Marc Lépine avant de tuer les quatorze étudiantes, avait lancé: «J’haïs les féministes!». Malheureusement, encore aujourd’hui, j’entends fréquemment ce genre de commentaires. Il y a du chemin à faire.