Les Beaux Survivants : Meurtre et misère
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Les Beaux Survivants : Meurtre et misère

Les Beaux Survivants annonce la couleur: c’est bien de survie qu’il s’agit. Survivre à l’étape d’un premier roman remarqué, où la réalité s’était travestie en fiction, pour Emmanuelle Turgeon, 25 ans. Et, surtout, survivre à son lourd passé de droguée pour Roxanne, l’héroïne (sans jeu de mots) et narratrice des Beaux Survivants. Ce second roman marche dans les traces de L’Instant libre (VLB, 1995), qui plongeait le lecteur dans le cauchemar d’une junkie.

Encore convalescente, après trois ans d’abstinence, Roxanne avance précautionneusement sur le mince fil de fer de la vie, alors qu’il serait si facile de retomber dans le gouffre. D’autant plus facile que, partout, le regard d’autrui lui fait ressentir sa «réalité d’indésirable». La fragile jeune femme de 23 ans réapprend courageusement la vie quotidienne, la recette des brownies au chocolat et l’amour. Lequel lui tombe dessus en la personne du beau Georges, un ressortissant polonais de 48 ans, à qui une mère traumatisée par les camps de la mort a légué une connaissance intime de la survivance. Survie, mode d’emploi. «On dit qu’il faut toucher le fond, mais ce qui importe vraiment, c’est l’accumulation lente et laborieuse de preuves que la vie vaut la peine d’être vécue», raconte Roxanne.

Les deux autres inséparables Anne, sours d’enfance et de misère de Roxanne, n’ont pas eu la même chance. Johanne se bat contre la toxicomanie et contre le sida; l’assassin de Marie-Anne, morte étranglée, court toujours (tragédie fictive à laquelle on en superpose une réelle: le meurtre sordide de Yanne, fille d’Anne Claire Poirier, qui lui a dédié le très beau film Tu as crié Let me go).

Avec Hélène, la mère brisée mais forte de Marie-Anne, Roxanne a écrit un livre-témoignage pour faire renaître le souvenir de la jeune morte, et tisser une toile de mots autour de l’assassin. La maman endeuillée noircit de plus des lettres de colère et de tendresse. «Hélène se console dans les mots bouillants. La biographie de Marie-Anne est devenue son livre de guerre.» Les mots ont ici un pouvoir rédempteur. Roxanne a choisi l’écriture ET la vie, et si possible les deux entrelacées dans un même élan romanesque, le «vécrire», selon le terme de Jacques Godbout.

Composé de courts chapitres, souvent coiffés d’un titre d’une brièveté éloquente, le roman dépeint le combat de tous les jours avec une sorte d’écriture de l’immédiateté, où cheminent côte à côte une poésie gonflée d’espoir, et un réalisme descriptif qui se contente de traduire la souffrance en mots simples, sans faire de surenchère dans l’horreur.

Dans ce roman épars comme la vie à reconquérir, à la trame un peu lâche, la façon qu’a l’auteure de croiser les fils de l’intrigue à la fin apparaît d’autant plus artificielle. Si la recherche de l’assassin de Marie-Anne demeure l’une des lignes narratives du roman (avec l’histoire d’amour naissante, deux trames qui finissent par se rejoindre), il me semble pourtant que le cour du roman n’est pas là, dans un suspense qui n’en est pas vraiment un. Surtout que, sur le plan narratif, la scène de résolution de l’énigme pourrait être mieux racontée.
La force d’Emmanuelle Turgeon est ailleurs. Dans la constatation que «la douleur ne tue pas», mais que la vie est fragile. Dans ces petits morceaux de prose qui rendent sensible le vertige de vivre. Éd. Lanctôt, 1998, 107 p.