Sophie Cossette : La maniaque au crayon
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Sophie Cossette : La maniaque au crayon

Unes des phares de la nouvelle bédé féminine, SOPHIE COSSETTE se spécialise dans le dessin porno, scato et sadomaso. Son imaginaire est nourri de sitcoms américaines, de vieux numéros d’Allô Police et de films de série Z. Pour le lancement de son nouveau recueil, elle nous a ouvert les portes de son jardin secret.

For Adult Perverts Only! L’avertissement, placé en couverture, sert évidemment à attirer plus qu’à repousser le lecteur, mais il s’agit néanmoins d’une mise en garde. Simple curieux ou voyeurs du dimanche, passez votre chemin, car les pages incendiaires de Sweet Smell of Sick Sex pourraient bien vous brûler les doigts. C’est du moins ce qu’espère Sophie Cossette, l’auteure de ce recueil de bédés et d’illustrations pornographiques dont l’humour corrosif n’a d’égal que la monstrueuse dépravation. «La pire insulte qu’on puisse me faire, c’est de rester indifférent à mon travailª, lance Sophie. Aimez ou détestez, mais réagissez! Je suis là pour gratter des gales et chercher des poux, alors si ça ne vous fait rien, j’ai mal fait mon travail.»

Pour une misanthrope avouée, Sophie Cossette est une fille plutôt accorte, qui ne quitte son sourire radieux que lorsqu’elle s’emporte contre les trop nombreuses hypocrisies de notre société. «Ça fait sept ans qu’on est ensemble et je peux te dire qu’elle n’a rien d’une vache enragée. En fait, elle est beaucoup plus sweet que sick»ª, lance son mari Phil Liberbaum. Mieux connu sous le pseudonyme de «Flipped Out»ª, son alter ego, qui anime depuis des lustres l’excellente émission The Subterrenean Jungle sur les ondes de CKUT, Philip est le dialoguiste attitré et le complice artistique de Sophie. Véritable archiviste de la culture trash, il possède une imposante collection d’affiches de films de série B, de girlie magazines des années cinquante et de vinyles étranges étalés aux quatre coins de l’appartement que le couple partage à Outremont. Ensemble, ils ont fondé Sophilis Publications, qui lance cette semaine le deuxième volume de Sweet Smell of Sick Sex.

Beaucoup plus substantiel que son prédécesseur, ce deuxième volet fait place à des collaborateurs qui partagent la vision tordue de ces Bonnie et Clyde de la bande dessinée porno. On y retrouve des récits des bédéistes Rupert Bottenberg et Éric Braün, un dossier sur les premières années d’Allô Police, une exégèse des films les plus horribles de tous les temps signée par Mitch Davis, du festival Fant-Asia, ainsi qu’une nouvelle troublante relatant l’histoire vécue d’une jeune prostituée rescapée d’un terrible lupanar mexicain baptisé Bordello El Diablo. Entre les interventions de ses complices, Cossette détourne quelques images populaires, déshabillant d’un trait vif Mister Bean, Kurt Cobain, la princesse Diana et Bill Clinton, qui se retrouvent tous dans des positions pour le moins compromettantes.
Avec Sweet Smell of Sick Sex no 2, Sophie Cossette confirme son penchant résolument hardcore, refusant de succomber à l’esthétique de la porno chic actuellement en vogue. Bondage, nécrophilie, serial killers, anticléricalisme ou scatophilie, rien n’échappe au trait vitriolique de la dessinatrice, qui réussit néanmoins à donner une touche d’humour aux histoires les plus sordides. «La pornographie, c’est affreux, sale et méchant, et c’est ça qui est l’fun!»ª tranche l’auteure. Et s’il y a, dans l’ouvre de Cossette (surtout dans les pages du premier volume de Sweet Smell et dans celle de l’assassin I Piss On Your Grave), de quoi choquer à peu près tout le monde, sans égard à la religion, à la race ou aux préférences sexuelles, elle ne se voit pas nécessairement comme une provocatrice.

«De toute façon, je pense que je prêche aux convertis car les gens qui achètent Sweet Smell savent à quoi s’attendre. Le but premier n’est donc pas de choquer, mais de faire réfléchir; je pense qu’il faut absolument aller aux extrêmes dans ce domaine, si on veut revenir à un juste milieu. Quand je pense qu’on vit dans une culture aseptisée qui glorifie Céline Dion, ou quand je vois Duchesneau, le roi de la brutalité policière, se présenter à la mairie, je me dis que ça va mal et qu’il faut réagir. Ma vision de l’art se rapproche de celle de Marcel Duchamp, qui était tellement écouré du snobisme des intellectuels du monde artistique qu’il leur a lancé un urinoir en pleine face.»

Si Sophie Cossette peut choquer, c’est surtout par son propos, qui puise à même les plus bas instincts humains, plus que par la forme. En fait, elle privilégie une esthétique plutôt classique, voire rétro, clairement influencée par les dessins des Américains John Willie et surtout Eric Stanton, le grand maître du bondage en bande dessinée. Elle emprunte également au cinéma, avec sa relecture piquante de Taxi Driver (Jodie Foster en prend pour son rhume!), ses parodies d’affiches de films de série B mettant en vedette de vrais assassins ou avec ses références à quelques grandes stars du porno. Et si elle se décrit volontiers comme une pornographe, elle affirme du même coup qu’elle cherche surtout à déstabiliser le lecteur. «Je fais partie de ce milieu mais je suis un peu outsider; je sens que je suis comprise par des gens comme Al Goldstein (l’éditeur de Screw, magazine porno new-yorkais auquel elle collabore régulièrement), mais je vois mal ce que je pourrais échanger avec une pitoune au seins siliconés. Je me sers de la pornographie comme d’une valve de sécurité, pour exorciser mes frustrations et pas pour que les lecteurs puissent se branler!»ª poursuit Sophie.

Sexe, sang et sueur!
Le travail de Sophie Cossette se situe sur cette frontière, très subjective, qui sépare l’excitation du dégoût. Mais peut-on vraiment choquer, maintenant que les soirées sadomaso attirent leur lot de voyeurs branchés, et qu’il est de bon ton de se taper des films de cannibales dans des festivals de cinéma fantastique comme Fant-Asia? Existe-t-il encore des sujets tabous, que même Sophie refuserait d’aborder? «Les enfantsª, répond-elle, catégorique. J’ai beau être misanthrope, j’adore les enfants, leur innocence. Je n’aurais aucune difficulté à faire des scènes de bestialité, par exemple, mais je ne serais jamais capable de représenter graphiquement des enfants abusés ou maltraités.»

Mais Sophie n’en est pas à une contradiction près: malgré sa pudeur envers le monde de l’enfance, elle espère réaliser un projet sur les Moors Murderers, ce couple de Manchester qui avait séquestré et torturé des dizaines d’enfants dans les années 60.

«Je ne veux pas illustrer les crimes, parce que ce qui m’intéresse, c’est la psychologie de ces gens-là, la femme en particulier, qui s’est transformée en monstre par amour. Je m’interroge sur ce qui peut pousser quelqu’un à commettre de tels gestes. Qu’est-ce qui s’est passé dans leur enfance pour en arriver là? Où sont leurs repères? Quelle réaction chimique bizarre les a poussés jusque-là? C’est ce qui m’inspire: les seuls sujets que je trouve dignes d’intérêt sont le sexe dysfonctionnel, le crime et la mort.»

Cette proximité de la réalité explique peut-être ce qui rend certaines de ses histoires si troublantes. Dans Sweet Smell of Sick Sex no 1, elle avait consacré plusieurs pages à Harvey Glatman, mieux connu sous le nom de Bondage Murderer. A la fin des années 50, Glatman avait séquestré et assassiné plusieurs femmes, dont Judy Dull, qui était l’un des modèles préférés du cartoonist osé John Willie. Ce dernier avait abandonné le pinceau peu après l’assassinat, croyant que ses dessins auraient pu influencer le tueur.

«Je ne fais pas la glorification des serial killers, j’essaie simplement de comprendre le monde dans lequel je vis. C’est pour ça que je ne lis jamais de romans, que des biographies ou des publications True Crime. Je peux comprendre le genre d’aliénation que vivent ces gens; mais, contrairement à eux, j’ai une soupape qui me permet de m’exprimer. Je me sens parfois comme Travis, dans Taxi Driver: il est complètement aliéné par la société, il chiale sans cesse, mais les gestes qu’il pose sont encore pires que ceux qu’il dénonce. J’ai tendance à exagérer dans mes histoires et elles sont peut-être pires que la réalité, mais c’est ma vision artistique.»

«L’être humain a toujours transformé l’horreur quotidienne en entertainment, sinon, il n’y aurait jamais eu de films d’horreur, de série noire ou même de rock’n’roll, lance Phil. Ce n’est pas de l’exploitation, mais une forme de défoulement très valable.» ª

Enfant, elle torturait ses Barbies!
Cette fascination qu’elle éprouve pour les plus bas instincts humains, Sophie Cossette ne se gêne pas pour l’expliquer par sa propre histoire familiale. «Je dois avouer que j’ai eu un parcours assez particulier. Je n’ai jamais connu mon père et j’ai vécu en symbiose totale avec ma mère pendant vingt et un ans. J’avais des oncles violents, et la seule image masculine positive que j’aie jamais eue, c’était celle de mon grand-père, un grand pornocrate et un homme adorable. Il était complètement aliéné dans sa vie de couple, et il s’est servi de la pornographie comme échappatoire. Il collectionnait de tout, des livres de Henry Miller aux films de bestialité, en passant par les Playboy, mais il a épousé une Jesus freak qui l’a forcé à se débarrasser de tout ça.»

Père absent, mère psychologue, grand-père excentrique, et influence catholique, voilà certainement des fondations idéales pour une démarche artistique qui explore les replis les plus sombres de l’âme humaine. Aussi loin qu’elle puisse remonter dans ses souvenirs, Sophie Cossette a toujours été fascinée par le morbide. A l’âge de huit ans, lors d’une visite du Louvre en compagnie de sa mère, elle est prise d’une sorte d’extase mystique devant L’Enlèvement des Sabines de David, et découvre sa vocation.

«Je crois que j’ai toujours voulu être artiste mais ce tableau a vraiment changé quelque chose dans la chimie de mon cerveau, raconte Sophie. J’ai demandé à ma mère de m’acheter une reproduction mais on n’a jamais pu en trouver, alors je me suis efforcée de la reproduire moi-même, sans grand succès, je dois l’avouer. Depuis ce moment-là, j’ai toujours été attirée par l’expression artistique violente.»

A la même époque, elle feuillette Pilote, lit Allô Police en cachette et prend un malin plaisir à torturer ses poupées Barbie, une habitude qu’elle perpétuera jusqu’à l’âge de douze ans («Dans mon bain, au moment de mes premières règles, j’en décapitais encore»ª, précise-t-elle). Après des études peu fructueuses en art («un monde élitiste et snob»), Sophie décide de se consacrer à la bédé, et plus particulièrement à la bédé pornographique.

Elle publie quelques planches dans des petits fanzines et au journal La Trak, puis entame une collaboration avec le magazine Screw, ainsi qu’avec le site internet porno Smutland, basé à Toronto. A ce jour, elle a publié trois recueils (I Piss On Your Grave et les deux Sweet Smell) grâce auxquels elle a établi les bases de cet univers dense et trouble qui lui a permis de s’affirmer comme l’une des meilleures illustratrices contemporaines. Alors, c’est de l’art ou du cochon? Qu’importe, du moment que ça réveille quelques démons. «Comme disait Dali, le pire ennemi de l’art, c’est le bon goûtª, conclut Sophie. Si une ouvre ne suscite aucune émotion chez toi, c’est juste de la décoration.»

Sweet Smell of Sick Sex no 2 sera lancé le 6 juin à la librairie Nemo Mojo (3968, Saint-Laurent)

Montréal envahie par des filles de petite vertu!
Sophie Cossette n’est ni le chef de file d’une école artistique, ni la maîtresse à penser d’une génération. Elle représente seulement l’une des nombreuses facettes d’un phénomène en pleine expansion: la bédé au féminin. Comme il serait aussi réducteur qu’impossible de tracer un portrait de ces artistes en fonction de leur sexe, voici une liste sommaire de quelques incontournables.

Julie Doucet
Il s’agit probablement de la seule bédéiste montréalaise à vivre de son art. Son Dirty Plotte, publié avec succès tant aux États-Unis qu’en Europe, a fait école par son style à la fois autobiographique et complètement surréaliste. Après avoir habité Seattle et Berlin, elle est de retour à Montréal et prépare le Dirty Plotte nouveau, qui devrait paraître en août.

Line Gamache
Dessinatrice, auteure et missionnaire, elle a orchestré, en novembre dernier, le collectif Une Affaire Gigogne, qui réunissait la crème des dessinatrices de l’underground québécois. En solo, elle a signé une histoire bien sentie sur l’angoisse de la maternité intitulée Envoye Accouche!

Caro Caron et Dominique Galarneau
Presque inséparables, ces deux éternelles colocataires ªviennent de publier conjointement le premier numéro de King Can, recueil amusé et onirique d’angoisses existentielles. Elles ont également publié séparément: Dominique avec Les Broutch à Fouine (en collaboration avec Jacinthe Loranger) et Pour Parents seulement (avec Marc Bell); et Caro avec Awaye Dzigidzine (en collaboration avec Richard Suicide).

Diane Obomsawin
Active depuis plusieurs années, Obom a publié récemment un impressionnant recueil aux éditions de l’Oie de Cravan intitulé Plus tard, dans lequel elle a mis en images une série de rêves délirants. Artiste visuelle polyvalente, elle a également réalisé plusieurs films d’animation.

Fidèle Castrée
Non contente d’être reconnue comme l’artiste au plus joli pseudonyme de l’histoire de la bédé québécoise, cette jeune fille bourrée de talent doit lancer un comic intitulé Nausea le 13 juillet prochain au Cheval Blanc. A surveiller.