Un été à Key West : Jouer dans l'île
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Un été à Key West : Jouer dans l’île

Après dix ans d’absence du terrain romanesque, ALISON LURIE nous revient en belle forme. Dans Un été à Key West, l’auteure américaine exerce sa plume caustique sur sa faune habituelle. Dissection cynique d’une espèce en voie d’extinction.

Poupounes au cerveau frit, indécrottables chauvins, féministes anti-hommes, parents dominateurs, universitaires ronflants: autant de spécimens de l’espèce humaine qui traversent des décennies d’humanité, insouciants d’empoisonner parfois cruellement leur entourage. La romancière Alison Lurie les a à l’oil depuis plus de trente ans. Et si l’on peut croire que la dame a connu, du haut de ses 72 ans, plus que sa part d’exaspération dans le voisinage des uns et des autres, elle n’a jamais cessé de les traiter avec une sagesse tout humoristique, dans des satires qui parlent peut-être plus fort, et certainement plus agréablement, que les articles de loi et les traités d’anthropologie.

Rompant un silence de dix ans, pendant lesquels elle n’a pas cessé de transiter entre Ithaca, NY (où elle a élevé ses enfants, et réside pendant ses mois d’enseignement à l’Université Cornell), Londres (où elle fait le plein de culture européenne), et Key West (où elle hiberne), Alison Lurie nous offre cette année son neuvième roman traduit (par Céline Schwaller-Balaÿ): Un été à Key West.

Le titre français, d’une justesse et d’une désarmante simplicité, pourrait coiffer une de ces compositions scolaires décrivant avec application les faits saillants d’un été d’enfant. Il y a de ça, car même si les acteurs de l’été romanesque qui se joue ici ont la longue trentaine (jusqu’à la «quatre-vingtaine»), un parfum de puérilité souffle sur leur havre de vacances. Ébranlant la communauté d’artistes de Key West la fameuse (qui compte bien ici une certaine Marie-Claire, soit dit en passant), quelques touristes, renonçant à leur hiver, s’en viendront jouer dans l’île avec le fol espoir de remettre leur compteur à zéro. C’est ce que dit mieux encore le titre anglais, The Last Resort, qui réfère à la fois à l’emplacement géographique de la station sur la côte floridienne et à l’idée qu’on s’y trouverait «en dernier recours», quand tous les autres philtres de bonheur auraient échoué.

Souris de ville, souris des champs
Dans le rôle du chnoque vétéran: un universitaire tel qu’Alison Lurie doit en voir régulièrement (d’autant que sa spécialisation en littérature jeunesse n’aura sans doute pas manqué de lui attirer le paternalisme de certains honorables collègues), et autour duquel, fidèle à sa manière, elle ne manque pas de faire graviter son héroïne. Affublé d’un nom qui évoque une marque de whisky ou de barre de chocolat, Wilkie Walker, 70 ans, est un célèbre naturaliste et écologiste récemment retraité de l’enseignement, mieux connu de certains pour sa condamnation des rapports homosexuels, et d’autres comme ardent défenseur des espèces en voie d’extinction. On se souvient particulièrement de son livre sur la souris des moissons, dont le succès a été tel dans le grand public que tout le monde s’est mis à vouloir posséder une souris à protéger, traquant la petite bête, l’arrachant à son milieu naturel, et l’enfermant, signant de ce coup retors l’assurance de sa disparition.

Tout Alison Lurie est là. Dans le cynisme tranquille dont elle saupoudre les réactions humaines, évitant bien de condamner un individu plus qu’un autre et montrant plus volontiers le ridicule de chaque partie. Ainsi donc de l’autre membre du couple Walker, Jenny, la souris adorée: belle femme de 45 ans de la plus haute perfection, qui s’occupe non seulement de toutes les tâches ménagères depuis vingt ans, mais agit, dans l’ombre du mari, comme secrétaire, correctrice d’épreuves, et qui est elle-même l’auteure jamais nommée des meilleurs paragraphes des bouquins du naturaliste.

La question, à savoir si Wilkie et Jenny Walker sont eux-mêmes des espèces en voie d’extinction, est posée, bien sûr, et promet d’être dénouée lorsque le couple quitte la très correcte ville de Convers, en Nouvelle-Angleterre (où se situait d’ailleurs le premier roman de l’auteure, datant de 1962, Les Amours d’Emily Turner), pour passer un été (leur hiver) à Key West.

Wilkie, lequel se croit atteint d’un cancer de l’intestin, n’a accepté d’y aller que pour mieux tenter de se suicider «honorablement», tragiquement emporté par la mer, alors que Jenny, ignorante des terribles pensées de son mari, l’y a emmené dans l’espoir de le sortir de la dépression où il s’enfonce, plus insupportable que jamais, et de sauver leur couple. Mais le théâtre est bel et bien en place pour leur disparition.

Atterrissant dans un bungalow art déco, ils devront composer avec Jacko, le jardinier séropositif; avec Barbie Mumpson, linotte en période de réflexion (!); avec Lee Weiss, féministe et lesbienne (dont le nom n’est pas sans évoquer le jeans unisexe, ou bisexe, comment dire, depuis que Ms. Weismann, de son vrai nom, a laissé tomber sa dernière particule de naissance); et avec toute une galerie de personnages dont les manières sont garanties de perturber le couple vieux modèle.

En fait, c’est plus d’un couple qui se fera et se défera, mais sans que jamais ne soit assenée au lecteur quelque vérité, quelque recette miraculeuse de l’amour. Et si les femmes se voient plus généreusement que les hommes gratifiées d’une nouvelle chance, un message prend forme dans Un été à Key West, tout doucement, intelligemment, et qui s’adresse à tous et toutes à la ronde. Souffle sur ce roman l’urgence de vivre et de laisser vivre, car la Faucheuse nous promet, l’un après l’autre, il est vrai, et plus sûrement que tout dans la nature, l’extinction.

Un été à Key West
Payot & Rivages, 1998, 277 p.