Une histoire de la lecture : Le roi lire
Livres

Une histoire de la lecture : Le roi lire

Celui qui a lu ce livre ne lira plus tout à fait comme avant. Un peu comme l’apprenti biologiste qui, en cours d’études, comprend la chimie de ce qu’il ingurgite chaque  jour.

Une histoire de la lecture. Je ne sais pas ce qu’évoque pour vous ce titre; pour ma part, j’étais dans la plus complète interrogation avant d’en ouvrir les pages. Par où Alberto Manguel, écrivain canadien né à Buenos Aires, allait-il aborder l’histoire de la plus universelle des activités de ce monde? J’allais bientôt suivre l’auteur pas à pas, chaque fois étonné par les détours empruntés.

Saviez-vous que pendant longtemps – jusqu’au Xe siècle -, la lecture silencieuse était plutôt inusitée en Occident? On lisait jusqu’alors à voix haute, sur la place publique comme dans les bibliothèques.
Saviez-vous que durant la Révolution française, les livres des aristocrates devinrent l’une des cibles principales des révolutionnaires, ces livres incarnant tout le savoir transmis jalousement de génération en génération et auquel n’accéderait jamais le peuple.

Saviez-vous par ailleurs que les Aztèques, dont les codes de lecture étaient fort particuliers, lisaient en serpentant des yeux sur la page, où des traits et des points indiquaient le sens de lecture? Voilà le genre d’histoires dont regorge Une histoire de la lecture. Mais attention, il ne s’agit pas d’une collection d’anecdotes: dans un discours fouillé sans être blasant, érudit sans être élitiste, le grand passionné qu’est Alberto Manguel nous apprend ou nous rappelle d’où viennent nos habitudes et coutumes de lecture. L’auteur cite côte à côte Platon, saint Augustin, Ernest Hemingway ou la dernière pub d’Absolut Vodka, pour nous montrer l’importance et les multiples rôles de la lecture dans nos sociétés: «Lire, presque autant que respirer, est notre fonction essentielle.»

Une histoire de la lecture est divisé en deux parties, «Faits de lecture» et «Pouvoir du lecteur». Si la première a pour but de retracer les différentes manières par lesquelles nous avons, à travers les siècles, abordé le texte, la seconde souligne non seulement le pouvoir commercial, politique ou psychologique qu’ont toujours eu les lettrés par rapport aux illettrés, mais aussi l’immense pouvoir d’exégèse et d’évasion qu’a le lecteur, quel que soit son rang social, devant un texte.
C’est là un élément important dans le travail de Manguel: il accorde autant d’importance à la relation intime entre un lecteur et son texte qu’aux rapports entre les hommes, que conditionne profondément le passé de lecteur de chacun. Nous avons entre les mains un essai à la fois intimiste et historique, poétique et documentaire.

Et Manguel ne confine pas la lecture à l’acte de déchiffrer les lettres et les mots sur le papier: «L’astronome qui lit une carte d’étoiles disparues, le zoologue qui lit les déjections des animaux dans la forêt […] – tous partagent avec le lecteur de livres l’art de déchiffrer et de traduire les signes.»

Ce que Manguel montre, enfin, c’est que suivre l’évolution de la lecture, donc des textes – quelle qu’en soit la nature – et surtout de leur interprétation, revient à suivre l’évolution de l’humanité durant les quatre derniers millénaires. Tout y est: les fondements sociaux, religieux, philosophiques; les manières de gouverner, les germes de despotisme comme de démocratie; la poésie comme les finances, les ferments de révolutions… Tout est écrit noir sur blanc, ou encore entre les lignes.

Il y a quelques jours, alors que je bouquinais, me laissant guider par Manguel à travers les lettres et les âges, un copain se pointe et me lance: «Ça doit être un peu ennuyeux, ton "histoire", par ce bel après-midi de mai…» Je lui répondis qu’il y avait dans ce livre à peine moins d’action que dans le polar qu’il venait de terminer.

Une histoire de la lecture,
d’Alberto Manguel
Coédition Actes Sud/Leméac
1998, 432 pages