Le Concierge : d'Herbert Lieberman
Livres

Le Concierge : d’Herbert Lieberman

Les auteurs de polars qui se renouvellent sont branchés sur la rumeur qui émane de ce formidable phénix qu’est le crime moderne. Et souvent, plus que n’importe quel écrivain, philosophe ou autre «logue» (sociologue, psychologue, anthropologue…), ils sont ancrés dans le bourbier de la perversité humaine. Ça ne donne pas nécessairement les meilleurs romans, mais ça pue l’air du temps avec une justesse que les topos des téléjournaux évitent soigneusement, de peur de choquer, avec une sobriété qu’Allô-Police ne saurait pratiquer.

Il y a dans le roman noir cette volonté de sensationnalisme réfléchi. Et, au fil des livres qu’il a publiés au cours des 25 dernières années, Herbert Lieberman a humé le parfum de la merde comme on aimerait que les columnists de nos journaux le fassent: avec pertinence et délinquance.

Bien avant que le personnage du médecin légiste ne devienne l’héroïne en série que l’écriture industrielle d’une Patricia Cornwell a institutionnalisée, Lieberman régnait sur la morgue de New York avec son génial Nécropolis, il y a 20 ans. En 93, il divaguait sur le thème des manipulations génétiques dans l’étrange Maître de Frazé. Il y a deux ans, la peinture de Botticelli servait de paravent au fascisme latent qui s’infiltrait (et qui poursuit son labeur) en Europe. Avec Le Concierge, il aborde la déviance la plus «in» de notre fin de siècle: la pédophilie. Dans ce microcosme (un hôtel new-yorkais jadis luxueux) où les sous-fifres protègent les puissants, Lieberman balance sur le même terrain de jeux les vices et les vertus de la société occidentale: l’intégrité / la corruption, la rébellion / la soumission, l’engagement / la trahison, le respect / l’irrespect, la confiance / la méfiance, la jeunesse / la vieillesse, la richesse / la pauvreté…

Roger Paladine est «concierge» de vocation, comme le veut la tradition familiale. Concierge dans le sens le plus noble de la hiérarchie de l’hôtellerie: sa mission est de servir ses maîtres, de répondre à toutes leurs requêtes. Jusqu’où doit-on pousser la dévotion? A quel moment l’éthique doit-elle céder le pas à la morale? L’enquête menée dans ce polar ratisse davantage le terrain des préoccupations philosophiques que le caniveau des docudrames psychosociaux. D’où son intérêt! Cette parabole, dans laquelle un diplomate italien dépravé assassine un enfant orphelin, nous mitraille une pétarade d’interprétations, de lectures.

Et Lieberman a ce talent, «populiste», de nous intéresser à cette histoire au pied de la lettre, au premier degré, comme un bon divertissement. Sauf que, qu’on le veuille ou non, il sème le germe d’un questionnement. On se demande bien à qui on a vendu son âme; et on veut relire les clauses du contrat pour voir si on peut la racheter. Seuil-Policiers, 1998, 424 p.