Le Feu secret : Feu d'artifice
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Le Feu secret : Feu d’artifice

Irrévérencieux et iconoclaste, l’écrivain d’origine colombienne FERNANDO VALLEJO est un véritable maître du langage. Roman de la mémoire, d’inspiration autobiographique, Le Feu secret fait feu de tout bois pour raconter l’adolescence de l’auteur dans les quartiers louches des cités colombiennes.  Flamboyant.

Cinéaste et romancier colombien né à Medellín en 1942, Fernando Vallejo a choisi de vivre à Mexico il y a plusieurs années. En lisant Le Feu secret, premier volet d’une grande ouvre autobiographique tenant beaucoup du roman, on imagine un peu les raisons qui ont amené l’écrivain à quitter son pays. D’une verve exceptionnelle, irrévérencieux et iconoclaste, cet homosexuel impénitent, révolté perpétuel, tire sur tout ce qui bouge. Auteur d’un roman acclamé comme un événement par la critique, La Vierge des tueurs, paru en 1997, il se révèle aussi un maître du langage; il a d’ailleurs déjà publié, en espagnol, une importante étude grammatico-stylistique.

Bien qu’il fasse, dans Le Feu secret, le récit de son adolescence mouvementée dans Medellín, qui n’était pas encore le fief des narcotrafiquants mais où on mourait déjà beaucoup de mort violente, Fernando Vallejo y déploie tous ses talents de romancier. D’entrée de jeu, il met le lecteur en présence de personnages marginaux et fabuleux, qu’il connut jadis dans les infâmes bas-fonds, bistrots, cafés ou bars de sa ville ou de la détestée Bogotá. Des êtres bigarrés, à la fois fantaisistes et tragiques, telle cette fausse marquise de Yolombo, un vieux travesti que l’illustration de couverture représente très bien. Ou encore l’ami Jesús Lopera, dit Chucho, qui tenait un calepin des noms de tous ses amants.

«Le compte, d’après ses calculs, était très simple, écrit Vallejo: Medellin avait sept cent mille habitants, dont trois cent cinquante mille étaient des femmes, qu’on laissait au Seigneur. Sur le reste, en décomptant les vieux de plus de vingt ans, désormais inutilisables, et les enfants de moins de douze ou onze, protégés par la morale sous sa jupe surannée, il en dénombrait cinquante mille de possibles. Il en avait mille sur son carnet, "ce qui n’est rien: il m’en manque quarante-neuf mille".»

S’il ironise beaucoup sur les conquêtes amoureuses de ses amis et sur les siennes, l’écrivain cependant ne s’épanche jamais en descriptions explicites de scènes sexuelles. Son propos est autre. D’abord, ses amis de ce temps-là ne sont plus: «la Colombie assassine les a tués», dit-il. De différentes manières et pour toutes les raisons. Pas tendre envers son pays, il se fait virulent envers ses symboles, à commencer par la statue du Libérateur Bolivar, «un héros qui est mort dans son lit», et envers ses dirigeants, fantoches des partis libéral et conservateur, interchangeables, qui se succèdent au pouvoir d’année en année.

Malgré tout, le mémorialiste retrouve parmi ses souvenirs des moments de bonheur intense, lors de virées dans les rues des quartiers de sa ville, auxquels il rend hommage, puis lors de soirées bien arrosées, bien enfumées, dans des bouges ou les palaces de riches homosexuels. Chaque fois, des événements dramatiques se produisent: descente de police, suicide d’un amant ou colère déchaînée de notre narrateur, qui se retrouve en prison, ou même, à la fin, en clinique psychiatrique d’où il s’évadera.

«Enfant de putain celui qui me mettrait dans un cercueil, moi et ma liberté souveraine. Qu’on laisse libre ce que n’ont enchaîné ni les tabous, ni l’amour, ni le dogme, qu’on le laisse retourner libre au néant sur le monticule agreste où pourront se poser, pieux, miséricordieux, voraces, les vautours. Alors je pourrai m’envoler. Je partirai avec eux dans leur vol ample, placide, le plus splendide qui ait traversé les airs, que mes rêves aient rêvé, vol noir, précis, impeccable contre mon ciel d’azur.»

La remarquable traduction, signée Michel Bibard, à qui est d’ailleurs dédié le livre, rend admirablement bien le rythme souvent enlevé, la voix de l’écrivain qui se fait orale, n’hésitant pas à apostropher le lecteur à l’occasion. La richesse du vocabulaire, l’audace et l’insolite du style, les charges nombreuses contre une société impossible, l’humour aussi, font du Feu secret plus qu’un livre de souvenirs: un véritable roman de la mémoire. Il constitue une excellente initiation à l’ouvre littéraire d’un homme attachant par sa démesure, dont on attendra la suite en lisant, ou relisant, son roman La Vierge des tueurs (Éd. Belfond, 1997).

Le Feu secret
Éd. Belfond, 1998, 318 p.