Premier Amour : Jeux interdits
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Premier Amour : Jeux interdits

La cruauté envers les enfants est un sujet qui se prête au texte court, encore qu’on puisse préférer rien du tout, ni essai ni fiction, traitant de cela; c’est affaire intime. Joyce Carol Oates, dont les succès littéraires certifient à tout le moins depuis trente ans que l’innommable – l’emprise dévastatrice, voire sanglante, sur un plus petit – a toujours trouvé preneur, récidive avec un texte court, magnifique, c’est bête à dire, dans la même veine que les précédents, comme Heat (où un jeune fou assassinait deux jumelles ados) ou Where Are You Going, Where Have You Been (où encore une ado se voyait subjuguée par un garçon plus âgé). C’est Premier Amour (Un conte gothique), un titre qui donne des haut-le-cour, du moins quand on pense à l’un des tentacules du thème central, qui est l’amour, certes, mais un amour loin d’être vivable. 

Dans le camp du moins souffrant amour, encore que ce ne soit pas sûr, il y a l’amour liant la petite Josie à sa mère, Delia S., 31 ans, indécrottable séductrice, forcément toujours en mal de nouvelles conquêtes: une relation étouffante, aussi bien pour la mère, qui ne pense qu’à fuir, que pour la fille, promise à l’inexistence. Pour une raison inexpliquée, la lassitude de Delia sans doute, elles ont fui le domicile familial et sont allées se réfugier à Ransomville, dans l’État de New York (incidemment l’État où est née l’auteure, qui vit désormais au New Jersey, Princeton oblige), chez une grand-tante, femme snob et précieuse qui héberge en outre cet été-là son petit-fils aimé, Jared, 25 ans, étudiant au séminaire en théologie. Et voilà le scénario, pourtant déjà lourd, appesanti par l’amour de Dieu, très présent ici, ou en tout cas très désiré par Jared, le futur pasteur (comme l’étaient son père et son grand-père avant lui). Mais Jared est fou et Dieu semble lui commander d’étranges actes. La rencontre de la petite fille qui voulait tant être aimée de sa mère et de l’homme qui voulait tant être aimé de Dieu créera un monstre, anormal et terrifiant: la fusion de Josie et Jared, la victime et son bourreau.

Joyce Carol Oates ne fait heureusement pas dans le détail de boucherie, il y a à peine un peu de sang, des ecchymoses, le tout vite passé; mais, en revanche, elle n’a pas son pareil pour tracer, dans un style superbe, tantôt lyrique tantôt cassant, la voie nette et précise à la catastrophe. La fin, qui promet un moment d’être d’une brutalité insoutenable, prendra un tournant pour le mieux, puisque Jared cessera d’user de son pouvoir. Mais qu’est-ce que le mieux, lorsque l’on a onze ans, et qu’il faut continuer de vivre? Une question qui n’est pas moins brutale, sans doute.

On ne saurait trop recommander une virée internautique au site admirable consacré à l’ouvre, fort abondante, de Joyce Carol Oates, Celestial Timepiece, que tient depuis trois ans un bibliothécaire de l’Université de San Francisco: http://www.usfca.edu/fac-staff/southerr/jco.html. Traduit de l’américain par Sabine Porte, illustré par Barry Moser, Actes Sud, 1998, 90 p.